Livre reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique.
À l'heure où la pandémie de Covid a mis à l'arrêt l'ensemble des clubs et boîtes de nuit d'une large partie du monde - européen, tout du moins -, il est de ces lieux dont la fermeture définitive désormais possible fait planer une menace sérieuse sur une partie de la culture européenne contemporaine. le Berghain, à Berlin, est de ceux-là. Au-delà des mythes et légendes urbaines qui ont construit sa notoriété réelle et fantasmée, le court essai de
Guillaume Robin tend à démontrer l'importance culturelle d'un tel lieu, même pour celui qui n'y a jamais mis les pieds, et ne le fera probablement jamais. Qu'est-ce donc que le Berghain, et qu'est-ce qui fonde son autorité culturelle dans le milieu de la nuit européen et mondial ? Que dit, au final, ce rapport extrême à la fête de notre condition humaine, historique et contemporaine ? Si
Guillaume Robin ne répond pas à toutes ces questions - et c'est dommage -, l'auteur a le mérite de mettre en lumière ce qui d'habitude ne s'en accommode pas. La moindre des courtoisies est de l'y accompagner.
Le Berghain est d'abord un lieu. Hétérotopique, nous dit
Guillaume Robin, c'est-à-dire un lieu autre par essence, à la fois en marge et à la confluence. La confluence est géographique : entre Kreuzberg et Friederichshain, dont l'apposition des suffixes explique l'étymologie du nom du club, entre les anciens Berlin ouest et est. La marge tient tant au lieu et aux usages qui en sont faits, aux pratiques qui y sont mises en oeuvre. le lieu, justement, est inclassable : ancienne usine reconvertie en club, le Berghain a des allures de cathédrale par sa massivité. le triptyque n'est pas anodin : ancien lieu du productivisme capitaliste, le club fait désormais l'éloge de l'absence de productivité, et son aura tient de la mystique presque sacrée. Les usages, eux, ont un rapport au corps : le corps dansant, le corps suant, le corps par la musique exalté, le corps sexualisé mais jamais objectivisé (en tout cas la ligne directrice de l'établissement le refuse). Pour le corps aussi, on pourrait parler de marges et de confluences. Marges, car les normes sexuelles liées au corps sont largement remises en cause à l'intérieur du Berghain. La norme extérieure - disons, hétéronormée - y est marginalisée, la marge - queer, entre autres - y est normalisée. Confluences, car
Guillaume Robin parle de partage des mêmes valeurs, d'une même adhésion à un progressisme humaniste qui balaie les questions de genre et de sexualité pour affirmer la pleine puissance du corps et de l'individu. Paradoxalement, cela détermine une communauté précise, appelée tantôt Berghainers, tantôt Stammpublikum : le noyau dur des habitués du Berghain.
Le Berghain apparaît comme un lieu extrêmement contemporain, de par son rapport au monde actuel. La productivité sacrée est vilipendée par l'existence de sets durant des week-ends entiers, dans un espace-temps où la division entre le jour et la nuit est abolie. le Berghain, à contre-courant de son époque, définit un autre rapport à l'image, laquelle est, pour ainsi dire, interdite dans l'enceinte du club. Téléphones portables, appareils photos et autres miroirs sont bannis : c'est là la condition nécessaire à la libération des esprits, donc des corps. Toutefois, conscient des vicissitudes de l'époque, le Berghain fait la chasse aux photos volées et publiées sur internet. le Berghain propose ainsi une expérience rare : la reconnexion avec le moi profond, la déconnexion avec le moi social.
Le Berghain apparaît aussi comme un lieu qui se rapporte à l'histoire humaine sociale. Par le chahut de la fête et le mystère qui entoure les pratiques, le club rappelle les bacchanales romaines et les fêtes dionysiaques grecques. Par le renversement des valeurs qui y est promu, le Berghain rappelle le carnaval et le charivari médiévaux. On regrette, en lisant cet essai par ailleurs fort intéressant, que l'auteur n'ait pas poussé la réflexion sur ce point anthropologique, justement. Étonnamment, le Berghain se rattache à des pratiques très anciennes de fêtes collectives, visant à interroger le monde environnant. le club semble ainsi vital à ses habitués qui y trouvent tant un défouloir physique qu'un "laboratoire des genres" (p.107) ou un lieu d'expérimentation physique et spirituelle. le Berghain, comme d'autres lieux alternatifs berlinois ou européens (même si ces lieux sont constitutifs d'une certaine identité berlinoise), apparaît essentiel, et les menaces qui pèsent sur son existence plutôt graves. Evidemment, le modèle proposé par le Berghain ne saurait, du moins à court terme, définir une nouvelle norme sociale unanimement acceptée ; ce n'est d'ailleurs sûrement pas le souhait de ses propriétaires. Toutefois, l'existence d'un tel club, avec son histoire, sa culture techno, sa capacité à générer une force collective digne des grandes fêtes antiques païennes, son refus des déviances individualistes (culte de l'image personnelle, hiérarchisation des individus selon leur sexe, leur sexualité ou leur couleur de peau), son ouverture aux marges de la société contemporaine, constitue un symbole de la spécificité d'une certaine culture européenne, humaniste et progressiste.