Marc a tort de chercher dans le monde l’explication de ses toiles. Celle-ci réside ailleurs. Elle est dans ce magma intérieur où il se laisse glisser. Une autre réalité accessible seulement par cet autre langage. Un langage vivant, spécifiquement humain, celui de la peinture, de la musique, de tous les arts. Sans frein, sans interdit, sans limite que celle imposée par l’honnêteté. Et ce n’est pas un soliloque. Tout juste un monologue. Parler seul, mais s’adresser à tous. Oui, il faut écarter le rideau, sans gêne, car ce n’est pas du narcissisme. Ce n’est pas de l’amour pour soi. Non, ce n’est même pas l’excuse de prétendre passer du particulier à l’universel. C’est une compulsion, une nécessité humaine. La respiration de notre grand bordel intérieur d’humains. Sans quoi l’on ne vit pas. Il faut l’offrir, généreusement, et que d’autres en prennent possession. C’est pour ça qu’il peint, qu’il enfante ses toiles. Le reste n’a pas de sens, pas de valeur. Il ne sait faire que ça de vrai.
INCIPIT
Lui – Prologue
La toile écume sous les coups de son pinceau. Un flot en nuances de vert, brouillé par les vents. Une chape épaisse agitée de courants. Sous sa pression, la paroi s’ouvre sur une image : un jardin. Il y force son chemin, aveugle et voyant à la fois. Le grain de la toile, la pâte sortie des tubes deviennent écorce, tige, herbe, feuille, mousse. Au centre de ce jardin, une silhouette. Il n’y en a encore jamais eu dans ses paysages. Il croit d’abord à un jeu de la lumière, fruit d’une percée mouvante du soleil parmi les arbres, mais la forme se dessine : une femme marche vers lui. Les ombres de la végétation la dissimulent encore sous un manteau de taches sombres. Son visage, encadré de longs cheveux, reste à demi caché par la courbure d’une palme. Sa main s’est levée pour la repousser, mais le geste resté suspendu masque ses yeux. Il devine sa bouche. Il suit le tracé de ses lèvres. L’impatience le rend malhabile. Il sait que ce n’est qu’un début. Viendra le moment où ces lèvres s’ouvriront pour lui murmurer leur secret. Il sait que les yeux, à leur tour, sortiront de l’ombre. Alors, peut-être, aura-t-il trouvé ce qu’il cherchait.
Elle – Prologue
Lorsque je rêve, lorsque je suis éveillée, seule ou accompagnée, à une terrasse, dans un jardin, je ne cesse de te croiser. Je te vois devant moi, un instant vivant, avant que la réalité ne revienne s’imposer pour te voler à moi, une nouvelle fois. J’ai lutté, pour te retrouver, de toutes mes forces. L’espoir m’a fait vivre. Mille fois je me suis levée convaincue que ce serait aujourd’hui. Mille fois mon cœur a bondi, croyant t’apercevoir. Mille fois je me suis couchée en voulant croire que ce serait demain ; le jour où je te reverrais. J’ai embaumé jusqu’au plus petit souvenir. Il m’est arrivé de douter. Douter de te reconnaître : ton front, ton nez, ta bouche. Beau front, nez cancan, bouche d’argent, menton fleuri... Mon tout amour. Mais ton regard, non, il n’aurait pas changé. Ton regard, je le reconnaîtrais.
Lui
Il pousse la porte de la galerie avec peine. Il a failli ne pas venir. Au dernier moment, prétexter un oubli. Ou ne rien prétexter du tout. Rester à peindre à l’atelier, en oubliant le monde acharné à tourner. Il lui semble que l’exposition était hier. Plusieurs mois ont passé. La galerie paraît plus vaste.
Un franc sourire aux lèvres, Marc vient à lui de sa démarche élastique et l’embrasse avec effusion. Il reçoit la chaleur de cet accueil avec gêne, comme un cadeau immérité.
— On se met dans mon bureau ? Tu veux un café ?
— Oui, merci.
— Installe-toi. J’arrive.
Marc sort. Lui reste debout, hésite à s’asseoir. L’imposant fauteuil que lui a désigné Marc le toise. Finalement, il se décide, s’assied au bord, puis au fond, puis au bord. Il renonce à poser les bras sur les accoudoirs et ramène plutôt ses mains sur ses cuisses. Des taches de peinture y font comme des écorchures qui se prolongent sur son jean. Il n’a pas pensé à se changer. Il regarde la pièce, comme s’il la voyait pour la première fois : catalogues ordonnés, ordinateur récent, stylo élégant en diagonale noire sur le papier blanc. Ses yeux glissent, incapables de s’accrocher aux surfaces lisses, anguleuses et brillantes. Marc réapparaît en lui tendant une petite tasse d’un blanc immaculé, puis s’assied à son bureau avec son large sourire.
— Ça me fait plaisir de te voir. Comment vas-tu ?
— Bien.
Marc lui pose alors des questions sur sa vie, sa santé, ses journées, des questions préliminaires qui sont une antichambre. Il patiente, tendu, l’esprit à la fois vide et tout occupé de ce qui est à venir.
— J’espère que tu ne fais pas que travailler !
— Si, en quelque sorte.
— Et tu es content de ce que tu fais ?
Voilà l’invitation à quitter l’antichambre. Il reste bloqué sur le mot « content », un mot qui ne convient pas et l’empêche de répondre. Marc l’encourage :
— Je peux venir voir un de ces jours, si tu veux.
— Je ne préfère pas. Pas encore.
Marc attrape le stylo noir et doré, se met à jouer avec.
— Bon, mais tu as envie qu’on en parle quand même un peu ?
— Pourquoi pas.
Qu’y a-t-il à dire ?
— Tu as commencé de nouvelles toiles ?
— Oui.
— Et alors ?
La tasse est en suspens devant les lèvres de Marc. Aucune réponse ne vient ; alors la tasse est vidée d’une traite puis repoussée sur le bord du bureau, comme on écarte une idée pour faire place à la suivante.
— Est-ce que tu te souviens de la collectionneuse qui t’a acheté la vue du jardin avec le bassin ? Tu sais, la grande brune pas mal avec un petit cheveu sur la langue ?
Il se rappelle bien la toile, mais pas la femme.
— Elle m’a demandé si tu avais d’autres choses dans le même genre. Une de ses amies est intéressée. L’amie, je ne la connais pas, mais si tu veux mon avis, c’est une occasion à ne pas rater. Est-ce que tu as quelque chose à lui montrer ?
— Je ne crois pas.
— La dame en question est collectionneuse, elle aussi ; une femme de goût d’après son amie. Je suis tout disposé à le croire puisqu’elle s’intéresse à ton travail...
Il se force à sourire pour remercier Marc de sa partialité.
— Il faut que je réfléchisse.
— Elle ne demande pas la lune, rassure-toi. Pas besoin que ce soit nouveau. J’ai pensé que tu pourrais simplement leur montrer ce que tu as en stock. Elles proposent de passer à l’atelier. Une courte visite. Ça leur plairait de voir comment tu travailles : un petit échantillon de la vie d’artiste.
Il observe Marc, son air amène, la solidité de sa pose, son buste dans le cadre de cuir noir du fauteuil, coupé à la taille par le plan lisse du bureau. Il pourrait dessiner le galeriste à cet instant et ce serait un portrait vrai.
— Non, Marc. Je n’ai rien à leur montrer.
— Allez, juste cette fois, tu leur ferais tellement plaisir. C’est le vieux fantasme de la bohème. Comprends-les ! Une petite visite sans chichi et elles seront au paradis.
— Non, vraiment. Je ne peux pas. Je suis désolé.
Il voudrait développer, cherche, mais ne trouve rien. Son regard fuit par la fenêtre. Des gens passent derrière la vitre, en silence. Le soleil pisse un carré jaune pâle sur le mur d’en face. Une passante le fait éclater. Il aimerait qu’elle éclate aussi, cette bulle dans laquelle il se sent enfermé. Une douleur le pince à la tempe. Il y porte la main. Marc se lève et fait quelques pas nerveux dans l’espace restreint du bureau.
— Ce n’est pas grave. On fera autrement.
Il se rassied.
— Tu ne veux pas qu’on vienne dans ton atelier, je le conçois tout à fait... mais dis-moi juste une chose : est-ce que tu as un truc en cours ? Je te connais un peu maintenant.
Le regard de Marc fouille le sien.
Il est un parmi des milliers de peintres. Il appartient à leur confrérie insensée. Oui, il est comme eux. Fou comme eux. Acharné à faire émerger quelque chose. Il ne sait même pas quoi. Il ne se le demande pas. Tout ce qu’il sait, c’est la solitude, l’insatisfaction permanente, l’acharnement, la rage de l’impuissance, l’inabouti perpétuel, l’âme toujours inquiète. Tout ce travail, pour avoir parfois, un court instant, l’impression de saisir quelque chose. Donner un sens. Essayer. À tout prix, pour survivre. Oui, sa famille, c’est eux : les sans-repos, les possédés, les obstinés. Ceux qui esquissent, biffent, modèlent, détruisent, et recommencent, sans fin, en quête d’une vérité. Une putain de vérité qui n’existe peut-être pas. p. 120
(Au Louvre) Ça va passer. Il enlève sa veste. Il suffit d’attendre, comme ça, la tête dans les mains, les yeux fermés. Les toiles dansent devant lui comme des visions. Des détails resurgissent, en désordre. Le pli d’une manche. Un coup de pinceau. Un frémissement. Il voit chaque peintre attelé à sa tâche. Il sent le poids de la palette dans leur main, la pression du pinceau sur la toile, la pointe alourdie par la pâte. Les formes se brouillent. Il est submergé par les ombres, les teintes, et ces gens qu’il devine, une foule d’artistes, chacun debout, devant sa toile. Il est comme eux. Il est un parmi des milliers de peintres. Il appartient à leur confrérie insensée. Oui, il est comme eux. Fou comme eux. Acharné à faire émerger quelque chose. Il ne sait même pas quoi. Il ne se le demande pas. Tout ce qu’il sait, c’est la solitude, l’insatisfaction permanente, l’acharnement, la rage de l’impuissance, l’inabouti perpétuel, l’âme toujours inquiète. Tout ce travail, pour avoir parfois, un court instant, l’impression de saisir quelque chose. Donner un sens. Essayer. À tout prix, pour survivre. Oui, sa famille, c’est eux : les sans-repos, les possédés, les obstinés. Ceux qui esquissent, biffent, modèlent, détruisent, et recommencent, sans fin, en quête d’une vérité. Une putain de vérité qui n’existe peut-être pas.
Tout était plus facile à Port-Louis. Il était à l’abri. La végétation avait tellement poussé que la lumière ne pénétrait presque plus par les fenêtres. Il peignait sous l’ampoule électrique. Il entendait la mer. Il l’entend encore, la nuit, par-dessus les immeubles. Elle bavarde avec le vent. La mer de son île. Au début, il ne savait pas. Il devait passer des heures sur la plage, dans des jardins, des champs, la forêt, à mettre en cage les détails. Il besognait sur les compositions d’un pas lourd, comme un animal de trait. Mais très vite, il était moins sorti. Il n’en avait plus eu besoin. Les paysages étaient devenus siens. Son île vivait en lui et se continuait sur la toile. Il saisissait enfin l’indéfinissable. Il se rappelle les tableaux en legato, naissant les uns des autres. Il était une bouche béante. La matière coulait à flots de lui. Jusqu’à Paris. Jusqu'à maintenant, où plus rien ne sort. Plus rien de juste. Il a beau essayer, il a beau forcer la peinture sur la toile. Il fouille, il rampe, il tourne en rond. Il est échoué, à sec sur une plage inconnue. Carcasse pleine d’un grand vide noir. p. 23