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EAN : 9782757898123
192 pages
Points (01/09/2023)
3.6/5   778 notes
Résumé :
"Ce que je veux moi, c'est porter le prénom que j'ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur."
Elle est née Polina, en France elle devient Pauline. Quelques lettres et tout change.
A son arrivée, enfant, à Saint-Étienne, au lendemain de la chute de l'URSS, elle se dédouble : Polina à la maison, Pauline à l'école. Vingt ans plus tard, elle vit à Montreuil. Elle a rendez-vous au tribunal de Bobigny pou... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (160) Voir plus Ajouter une critique
3,6

sur 778 notes
°°° Rentrée littéraire 2022 #10 °°°

Dans ce roman frondeur et intelligent, l'auteure raconte son parcours du combattant pour faire changer son prénom francisé à sa naturalisation; elle veut reprendre son prénom de naissance, Polina et non Pauline. le premier chapitre s'ouvre sur une scène à l'absurdité kafkaïenne lorsqu'elle est convoquée au tribunal de Bobigny, face à l'incompréhension de la juge. de sa colère naît un questionnement puissant sur l'identité qui lui fait retracer sa propre histoire d'enfant née en URSS dont la famille a migré en France, à Saint-Etienne.

La force de frappe du récit, c'est son humour ravageur. On se marre non-stop grâce à des trouvailles stylistiques truculentes. Entre bourdes interculturelles et lapsus linguistiques, le travail d'écriture est formidable et donne envie de citer une multitude de passages plein de verve et d'inventivité qui mettent immédiatement des images très marrantes dans la tête : lorsqu'elle découvre la langue française à l'école, ne comprend pas tout mais commence à construire un mur étanche entre son français et son russe sans que rien n'y filtre, russe chez elle, français à l'extérieur de la maison, devenant la seule de la famille à perdre son accent russe pour adopter l'accent TV de Jean-Pierre Pernaut et Laura Ingalls ou des pubs Findus Croustibat.

A l'école « On me parle encore et encore de la langue qu'il me manque. La langue du français. C'est pour elle que je dois y aller. Je dois retourner à la materneltchik pour qu'elle me pousse. Tu la chanteras comme un oiseau, tu verras. Tchik-tchirik, fait le moineau. Mais j'ai déjà une langue. Qu'est-ce qui lui arrivera ? Tchik-tchik, font les ciseaux. Je pense aux queues des lézards que j'attrape à la datcha. Si on le touche, elles se détachent. On voit le moignon rose et les chairs à vif. La queue s'agite encore un peu et puis c'est fini. C'est une queue morte. On enferme le lézard dans le terrarium. Quelques jours plus tard une nouvelle queue lui pousse. C'est pour ça qu'il faut aller à la materneltchik. »

Après plusieurs mois à l'école « Quand je me réveille, le mur est froid, j'ai une sensation étrange dans la bouche. Ça me gratte. La langue, la gorge, le palais. Ça me démange, comme la croûte du genou écorché. J'ai la bouche astringente. Ça vient d'en bas, de l'intérieur de la gorge. Une envie de la gratter au-dedans. Dans un dessin animé qui se passe dans la jungle, j'ai vu un ours gros et gros se gratter avec un palmier. C'est ça que je voudrais faire. Je tousse un peu, je grogne. Je pousse quelques sons aspirés, gutturaux ? ça soulage. C'est un trop-plein de russe resté coincé pendant la materneltchik ou bien c'est le français qui s'installe et se met à l'expulser ? J'ai la langue qui me gratte. »

A la maison : « Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier oeuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on ne n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. le flux migratoire : les entrées et sorties des mots russes et français Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules et glissent sous la barrière. Ils s'installent avec les russes, parfois mêmes copulent, jusqu'à ce que ma mère les attrape. »

Derrière son ton enjoué et léger, Polina Panessenko met le doigt sur les points névralgiques de l'identité et de l'intégration. Aux injonctions à rendre à la France qu'elle lui a donné, elle répond par une réflexion pertinente et contemporaine qui dénonce l'absurdité à vouloir enfermer une personne dans une culture alors que l'ouverture multiculturelle peut représenter une richesse tant on ne cherche pas à la contraindre, ce qui ne peut conduire qu'à une dangereux repli identitaire. Elle rappelle très pertinemment l'histoire de sa famille, Juifs ukrainiens, ayant déjà hérité d'une modification onomastique.

Fuyant les pogroms en s'installant en URSS, son arrière-grand-père avait fait le choix de russiser les prénoms de ses enfants afin de les protéger : par exemple, sa fille ( la grand-mère de Pauline donc ) au prénom juif très marqué, Pessah, est devenue Polina … le père de l'auteure a fait ce même choix en francisant le prénom russe, craignant des discriminations et jugeant que gommer toute trace d'extranéité serait une bonne chose. Cette fois-ci, l'histoire ne se répète pas. Pauline, redevenue Polina, n'a plus besoin d'un « e » en feuille de vigne pour s'affirmer en tant que Française.

Un premier roman drôle et engagé, insolent d'intelligence.
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Voilà une lecture qui a tenu ses promesses, je m'en lèche encore les babines !
L'autrice, d'origine russe, nous narre avec beaucoup d'humour son enfance avec ses grands-parents et parents à Moscou, puis son déracinement en France, à Saint-Etienne, nécessaire au travail de son père.
Polina a dû se battre pour apprivoiser le français, elle se remémore l'exclusion en maternelle et en élémentaire que cela lui a valu, sa soudaine perte de mots, quand français et russe se bousculaient au portillon de sa langue.
Langue qu'elle a d'ailleurs bien pendue, et elle ne mache pas ses mots quand elle nous dit sa sidération et sa colère quand elle comprend, que sans en avoir conscience, elle a été dépossédée de son prénom, transformé en Pauline, sans qu'on lui demande son avis, lors de sa naturalisation. C'est son père, pensant faciliter son intégration en France, qui a demandé ce changement.
Mais Polina à l'âge adulte ne l'entend pas de cette oreille, et nous raconte sa bataille judiciaire pour récupérer son prénom de naissance et pouvoir le mentionner sur ses papiers officiels. Car ce prénom n'est pas juste une sonorité, il raconte avant tout qui elle est, son histoire. Ce prénom est celui choisi par sa grand-mère d'origine juive pour se cacher, fuir les nazis, et surtout protéger son fils, en demandant à russiser son propre prénom Pessah en Polina.
L'autrice, elle, veut porter son prénom et ses origines en étendard, elle est fière. Son objectif est que sur l'acte de naissance de son enfant qui viendra un jour, figure le prénom Polina que ses parents lui ont donné à la naissance.
Un livre plus profond qu'il n'en a l'air et qui m'a charmé par la verve de son autrice, une grande simplicité et une franchise désarmante qui émeut. Polina nous tire la langue avec irrévérence et c'est extrêmement réjouissant !
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C'est lorsqu'elle a voulu inscrire son prénom de naissance sur ses papiers d'identité que Polina, a découvert qu'être autorisée à utiliser son prénom francisé, conformément à la demande de son père des années plus tôt, signifie en fait renoncer au prénom initial ! Pas d'autre recours que la lourde machine judiciaire pour retrouver officiellement ce prénom originel.

Quelques chapitres mettent bien en évidence l'absurdité du processus, mais cette quête de l'identité est surtout l'occasion de convoquer les souvenirs de l'enfant qui quitte la terre natale pour débarquer dans ce pays inconnu, immergée dans un bain de langage dont les sons ne font pas sens. Jongler entre les deux langues pour ne pas perdre le russe, mais s'intégrer dans ce pays qui l'a accueillie.


La double culture est une richesse qui peut cependant peser lourd et engendrer des quiproquos désagréables. le juste équilibre entre l'assimilation et la fidélité aux origines est un défi quotidien.

Avec beaucoup de fantaisie, et un art de restituer les balbutiements d'une enfant qui découvre une langue inconnue, les sons lui parviennent, l'imagination fait le reste, Polina Panassenko nous propose un récit attachant, drôle, mais qui n'occulte pas les écueils d'un exil obligé.

Très agréable premier roman, qui révèle un vrai talent d'écriture.

190 pages L'olivier août 2022

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Avec une écriture pleine d'humour parfois féroce et une grande tendresse, Polina Panassenko nous parle de la tragédie que vivent beaucoup d'immigrants .Elle est née en Russie et s'appelle Polina mais lors de son immigration en France elle deviendra Pauline.
Franciser son prénom, lui explique-t-on est un gage de vouloir s'intégrer dans son pays d'accueil.
Polina Panassenko nous conte son arrivée en France, à Saint-Étienne avec beaucoup de tendresse et de dérision.Il lui faut du jour au lendemain plonger dans un modèle français dont elle ne maîtrise pas la langue.
Elle fait preuve de beaucoup d'humour , la maternelle où elle fait ses premiers pas , elle l'appelle la " martermeltchik".
Pendant des années, Polina va en vacances à Moscou retrouver ses grands -parents bien aimés dans la datcha où là encore, elle doit tenir sa langue.
En aucun cas, elle ne doit dire qu'elle vit en France.
A l'âge adulte, Pauline veut redevenir sur son état civil : Polina et là c'est impossible .
Avec ce premier petit roman, Polina Panassenko montre du doigt l'absurdité de certains rouages de l'administration .
En quoi, s'appeler Polina ou Pauline change les choses pour une carte d'identité alors que pour l'intéressée, son vrai prénom est son identité pleine et entière à juste titre revendiquée.
Un bon petit roman qui se dit légèrement.
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«  Russe à l'intérieur, français à l'extérieur » ..
«  Un prénom pour la vie » .
«  Je passe de Polina à Pauline. J'adopte un «  e » en feuille de vigne. Polina à la maison. Poline à l'école .
Dedans , dehors , dedans , dehors » .

On a envie de citer de nombreux passages de ce récit joyeux à l'insolence salvatrice .
«  Oui , un prénom c'est pour la vie » assène t- on aux tourmentés de la parentalité…..
«  Ce que je veux moi, c'est porter le prénom reçu à la naissance » .
Eh ,bien non, on va voir ce qu'on va voir : ainsi s'exprime la petite Poliina, née à Moscou en 1989 , qui a quitté définitivement son pays après la chute de l'URSSS.

Elle devient Pauline à Saint - Étienne en 1991.

L'administration française est retorse , obtuse , intolérante .
Devenue adulte , Polina lui tient tête .

Aujourd'hui elle veut rayer Pauline des registres : la procureure de Bobigny le lui refuse ,au prétexte que ce truc de voyelles compromettrait peut - être sa bonne intégration. républicaine .
Risible , ce début du récit …
Face à tant d'absurdité la jeune femme «  tient » sa langue une première fois en s'empêchant d'agonir d'insultes une magistrate dans les deux langues : russe et français .

Le récit qu'elle nous offre de son combat , intelligent , drôle qu'elle a dû longtemps, très longtemps Retenir sa-langue. .

: Silence sur le russe. À oublier , n'est ce pas ?
Silence sur le français , à perfectionner absolument .

Que devient une langue que l' on contient ? .
Mais pourquoi les prénoms génèrent - ils tant d'ennuis , d'incompréhension ? Tant de crispations ? .
Elle nous conte les souvenirs de son transfuge linguistique avec fantaisie et allégresse ,tendresse et dignité, inventivité , : renoncements petits et grands , échanges entre les cultures.

Premier MC DO en Russie , bêchage de la datcha, puis première «  raklete » en France ,entrée en «  materltchik » dans un esprit qui sent «  le parapluie mal sèché et la peau de lait bouilli »
Des mots qu'il faut conquérir ! .

Comment se construit l'identité d'une petite fille exilée ? .

La France Terre d'accueil ? .
Une vie tiraillée entre deux langues et deux pays.

«  Avec des maux de gorge , la langue qui la gratte pendant la nuit : «  Je tousse un peu, je grogne , je pousse quelques sons aspirés ,gutturaux. Quelque chose se passe . Ça fait du bien , c'est un trop plein de Russe resté coincé pendant la materltchik ou bien c'est le français qui s'installe et se met à l'expulser ? » .

Des mots et des pages pétries de pudeur et d'amour à propos de sa famille , sa soeur , ses parents , ses grands - parents .

Sa mère : «  Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier oeuf du coucou migrateur . Ma langue. Son nid. Ma bouche , la cavité qui l'abrite : elle surveille l'équilibre de la population globale , le flux migratoire, les entrées et sorties des mots russes et français » .
Un premier ouvrage joyeux , tendre et frondeur ,créateur, chaleureux , original, agréable, pétri d'humour et de dérision , de fantaisie, ponctué de renoncements et de pertes , de douleurs , de deuils petits et grands , avec visite inopinée de sons , de «  son accent » revenu lui demander des comptes comme «  de la soie qui plie ici et là et qui pourrait plisser ailleurs » ….
Ah, le prénom des gens ! Un vrai sujet très peu traité !
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critiques presse (6)
Telerama
09 octobre 2023
Silence sur le russe, à oublier. Silence sur le français, à perfectionner. Aujourd’hui, elle tient sa langue comme on tient son rang, digne, inventive, assurée.
Lire la critique sur le site : Telerama
Culturebox
20 octobre 2022
Polina Panassenko, également comédienne, met en mots ce récit intime avec humour, nous faisant partager au plus près cette expérience de l'exil, qu'elle met en scène dans un texte aussi profond qu'hilarant. Un premier roman d'une vivacité rare.
Lire la critique sur le site : Culturebox
Culturebox
19 septembre 2022
Le livre est le récit de son arrivée en France, de ses souvenirs familiaux en Russie, le tout teinté d’humour, de nostalgie, de désillusion, et donc de cette revendication sur son prénom.
Lire la critique sur le site : Culturebox
LeMonde
13 septembre 2022
Elle est née Polina en Russie, mais on l’appelait Pauline en France. Polina Panassenko, fidèle à son enfance.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LePoint
09 septembre 2022
Un premier roman, grave et hilarant, dans les méandres de l’identité.
Lire la critique sur le site : LePoint
LeFigaro
08 septembre 2022
Tour à tour fantaisiste, nostalgique ou bouleversant, le premier roman de Polina Panassenko démarre au temps de l’URSS vu à hauteur d’enfant.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (142) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Mon audience a lieu au tribunal de Bobigny. Convocation à 9 heures. Je n’y suis jamais allée, je pars en avance. En descendant dans le métro, je tape Comment parler à un juge ? dans la barre de recherche de mon téléphone. Après trois stations, je me demande s’il va vraiment falloir commencer chaque phrase par votre honneur, monsieur le président ou madame la juge. Je me demande si au tribunal ils font comme certains parents. Si on leur répond juste oui, ils disent oui qui ? Tant que tu n’as pas dit oui madame la juge, ils t’ignorent.
Arrivée au tribunal, j’attends mon avocate devant la salle d’audience. Des petits groupes anxieux s’agglutinent de part et d’autre de la porte. Une femme se demande à voix haute pourquoi certains avocats ont de la fourrure au bout de la cravate et d’autres non. Elle a l’angoisse bavarde. J’aperçois mon avocate qui passe la porte tambour et presse le pas. À la sécurité elle ouvre son sac, sort une grosse boule de tissu noir qu’elle coince sous son bras. Quand elle me voit, elle dit Ah vous voilà. Pendant qu’elle enfile sa robe sur ses vêtements de ville, on annonce l’ordre des audiences. La mienne est classée quatrième sur seize.
On appelle Pauline Panassenko. Salle 2, il y a trois femmes assises sur l’estrade. Deux côte à côte, une un peu à l’écart. Je ne sais pas qui est qui. Procureure, magistrate, greffière, dit mon avocate puis elle commence : Ma cliente a demandé à reprendre son prénom de naissance à la place de son prénom francisé. Cela lui a été refusé. Elle a pourtant prouvé qu’elle utilisait son prénom de naissance dans le cadre familial, amical, administratif et professionnel, et ce depuis plusieurs années. Elle veut simplement que son prénom de naissance soit de nouveau sur ses papiers d’identité français. La demande a été rejetée car jugée « dénuée de fondement ». Il doit s’agir d’une erreur...
Elle plaide, mais elle plaide pour rien. La procureure l’écoute comme une mention légale. Mon avocate se trompe sur le postulat de base. Elle pense que la procureure a refusé ma demande à cause d’un flou administratif. Une case que j’aurais mal remplie, mal cochée, une inversion. Mais non. Pas du tout. Il n’y a pas de vice de forme. La procureure a refusé parce qu’elle ne voit pas pourquoi un enfant dont le prénom a été francisé peut vouloir reprendre son prénom de naissance une fois devenu adulte. Elle ne voit pas pourquoi on voudrait porter le prénom qu’on a reçu de ses parents plutôt que celui offert par la République. Elle ne voit pas de fondement à ce que, sur mes papiers d’identité, il soit de nouveau écrit Polina au lieu de Pauline. Elle dit Mais maître, votre cliente est française maintenant. Puis à moi : Si tous vos papiers sont à Polina, eh bien vous pouvez les changer.
Les mettre à Pauline. Vous le savez très bien, ça, madame, vous le savez très bien. Vous savez bien, madame, que si votre nom a été francisé, c’est pour faciliter votre intégration dans la société française. Bien sûr que je le sais. C’est écrit sur demarches.interieur. gouv. « Afin de faciliter votre intégration, vous pouvez demander la francisation de votre nom de famille et/ou de vos prénoms. » Il y a même des exemples :
Ahmed devient Alain.
Giovanni devient Charles.
Antonia devient Adrienne.
Kouassi devient Paul.
Je regarde la procureure et je me demande si mon intégration dans la société française peut être considérée comme réussie. Je regarde la procureure et je me demande ce que ça peut lui faire que mon prénom fasse bifurquer sa langue d’une voyelle.
Ça l’écorche ? Ça lui fait une saignée ? Ou alors elle a peur que je me glisse dans sa langue de procureure. Le prénom comme cheval de Troie. Et une fois à l’intérieur, shlick. Un jaune d’œuf qui coule. Poc. Une fusée dans l’œil. Elle a peur que je la féconde, ouais. Elle a peur que je lui mette ma langue dans la sienne et de ce que ça ferait. Elle a peur de ses propres enfants en fait. Franchement si on se léchait les langues, ça serait tellement mieux. Un bon baisodrome de langues ça détendrait tout le monde. Dans ma tête, il y a de la baise linguistique sur le banc de la salle d’audience du tribunal de Bobigny. La procureure dit J’ai une dernière question pour votre cliente, maître. Mon avocate s’écarte. Je m’avance. Pensez-vous que c’est dans votre intérêt d’avoir un prénom russe dans la société française ?
Je pense à mon père, à son calme, et à la génétique. J’ai la même tête que lui, la moustache en moins, mais je n’ai pas son calme. Le calme de mon père, je l’admire. Je l’admire et je ne le comprends pas. Ses copains français qui lui expliquent au dîner que la collectivisation c’est super. Qui l’appellent « camarade » en roulant le r et parlent d’unité de production. Je lui dis Mais ça te gêne pas ? T’as pas envie de leur dire « Ta gueule pour voir » ? Non, dit mon père, pas du tout, ce sont des gens bien. Je ne sais pas comment il fait, mon père. Ses potes et leur fantasme de kolkhoze, là, je ne sais pas comment il fait pour les supporter. Quand enfin les potes s’en vont, je lui demande Mais comment tu fais ? Il dit Tu es maximaliste, ma fille. Il faut être plus tolérante.
Il a raison, mon père, je ne suis pas tolérante. J’ai arrêté d’aller chez une copine qui a accroché sur son mur l’image Battre les Blancs avec le coin rouge de Lissitzky. Celle avec le triangle qui pénètre le rond blanc. J’ai arrêté d’aller chez elle d’abord puis j’ai fait le lien ensuite. Il faudrait que je lui dise, peut être. Il faudrait que je lui dise, à ma pote, que mon pays en sang accroché sur son mur, ça me gêne. Ça me gêne sa petite affiche de propagande dans le salon. Ma guerre civile en toile de fond pendant qu’on bouffe des apéricubes, ça me dérange. Il y a très longtemps, on avait déjà parlé de la révolution d’Octobre. C’était parti en vrille : Non mais attends t’as pas le monopole de la révolution d’Octobre c’est un événement mondial il est à tout le monde attends t’as un problème avec la révolution d’Octobre t’aimes pas Avrora ou quoi eh les gars elle aime pas Avrora non mais en fait t’es de droite vas y dis le que t’es de droite franchement t’aimes pas Lénine t’aimes pas Trotski t’as un problème avec le communisme c’est obligé là tu lis Le Figaro eh les gars elle lit Le Figaro ou alors t’es une Russe blanche t’es une Russe blanche et t’oses pas le dire ah mais c’est ça t’es une Romanov en fait eh c’est une Romanov vas y tu t’appelles Anastasia en fait t’es la fille du tsar et t’aimes pas la Révolution parce qu’on t’a pris tes bijoux eh on lui a pris ses bijoux alors elle est pas contente non mais il y a pas eu que des bonnes choses mais ça n’a rien à voir rien à voir faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain faut pas mélanger les torchons et les serviettes les mouches et les kotlets ça n’a rien à voir une poule c’est pas un oiseau Lénine c’est pas Staline c’est pas Trotski bonjour les amalgames bonjour.
La procureure répète sa question. Le problème avec la rage, chez moi, c’est que pour agir c’est bien mais pour parler c’est horrible. Il faut que ça redescende sinon je fais juste une sorte de vocalise. Un angry yodel. Je me concentre sur ma respiration. Au conservatoire de théâtre, j’avais un prof de yoga qui s’appelait Gaourang. Son vrai nom c’était Jean Luc mais il se faisait appeler Gaourang. Et Gaourang, en cours de yoga, il nous disait toujours : Sentez l’air frais qui rentre dans les narines et l’air chaud qui ressort. Je regarde la procureure, je pense à Gaourang mais je sens pas d’air frais. J’ouvre la bouche, je produis des sons. Je dis URSS, je dis juive, je dis cacher son nom. Je n’entends pas ce que je dis mais j’entends ma voix. Une octave plus grave qu’à la normale. Quand je me tais ça fait pas comme dans les films américains où il y a un court silence puis une per sonne au loin qui applaudit et toute l’assemblée qui se lève. Ça fait pas ça. Ça fait juste la procureure qui dit à la magistrate : C’est intéressant, on a bien fait de la convoquer en audience. Puis elle dit Mettez moi ça par écrit. En témoignage. Et joignez le au dossier, maître. Mon avocate lui propose de se prononcer tout de suite. Ne pas refaire un an de procédure, un autre renvoi, une autre audience. Non. Elle ne veut pas la procureure, elle veut son papier.
On sort. Mon avocate me regarde. Elle dit Ouh là, vous avez l’air blasée. Elle tempère. Essaie de. Elle dit On est d’accord, si vous vouliez changer Blanche pour Geneviève, ce dialogue n’aurait pas eu lieu, mais il faut voir le bon côté. Il y a une expression russe qui dit « Celui qui a servi à l’armée ne rit pas au cirque ». Je ne le vois pas le bon côté. Mon avocate dit Ne vous braquez pas. Si, je me braque. Ne vous braquez pas. Si, je dis. Bon. Envoyez-moi, dès que vous rentrez, votre témoignage pour la procureure. Formulaire Cerfa N ̊11527*03.
Je marche vers le métro, je me dis : surtout ne ressasse pas. Je m’assois dans la ligne 5. De Bobigny à Oberkampf, je ressasse. De Oberkampf à Croix de Chavaux, je ressasse encore plus. Est ce que c’est dans mon intérêt ? Est ce que c’est dans mon intérêt ? Pétasse. Avec ta face de vieux
hibou, là. Elle veut du Malraux au Panthéon ? Elle veut son appel du 18 juin ? Les Américains sur les chars qui entrent à Auschwitz. Bim ! Point Godwin ? Rien à foutre. Elle veut du Jean Moulin à Bobigny ? Je vais te les cuire moi tes carottes. Connasse. Bon, faut que je me calme.

Je rentre chez moi. J’imprime le formulaire Cerfa. Je témoigne.
Madame la Procureure de la République,
Je suis née à Moscou, en URSS. Mes parents m’ont appelée Polina. C’est le prénom de ma grand mère paternelle. Juive. Sa famille a fui les pogroms d’Ukraine et de Lituanie. Quand ma grand mère est née, ses parents l’ont appelée Pessah. Ça veut dire « le passage ». C’est le jour de célébration de l’Exode.
À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner u
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Un matin, l'annonce tombe. Polina, demain tu vas à la materneltchik. […] Le lendemain, j'arrive avec ma mère devant un immense bloc de béton. Sur le côté, il y a un trou noir. Des adultes entrent à l'intérieur avec des enfants et ressortent seuls. À côté du bloc de béton, il y a un enclos avec des enfants qui hurlent et courent dans tous les sens. J’entre dans le trou noir avec ma mère. À l'intérieur ça sent le parapluie mal séché et la peau de lait bouilli. On monte un escalier, on longe un couloir, on s'arrête devant une porte ouverte. À l'intérieur : une grande salle éblouissante pleine d'enfants. J’attrape la cuisse de ma mère à travers son jean. Je l'attrape et je serre fort. Partout des enfants assis à de petites tables. Partout des enfants et aucun parent. Des orphelins ! je me dis. (p.60)
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Janvier 1990. Le premier McDonald's d’URSS ouvre à Moscou. Trente mille personnes. Un kilomètre et demi de queue. Je suis dedans avec mes parents et ma sœur. Il fait froid mais ça vaut le coup. On piétine pour les buterbrods venus de l'Ouest et leurs emballages individuels. Une fois le contenu mangé, on ne les jette pas. On les lave et on les garde. C’est une preuve. Ma mère commande un sachet de frites supplémentaires pour mon grand-père. Lui seulement. Ma grand-mère s'est montrée claire sur son refus d'y toucher. Si elle veut une patate, elle se la prépare. Pas besoin d'Américains pour ça. Depuis la veille elle condamne l'expédition dans son ensemble par un mutisme ostentatoire. Au moment de notre départ, assise sur le meuble à chaussures, elle fixe du regard la porte d'entrée. Une protestation silencieuse doit savoir se rendre invisible. (p.20 21)
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C'est un triangle composé d'une base, d'un centre et d'une pointe. La base s'appuie sur le bloc de béton, la pointe se situe au niveau du portail. La base est la partie la plus large du triangle. On y trouve surtout des cris d'individus mâles et des activités de type jeu de ballon, jeu du loup, bagarre et exhibition des parties génitales. La base domine la partie centrale du triangle. La partie centrale est plus resserrée, on y trouve majoritairement des cris d'individus femelles et des activités telles que la marelle, le saut à l'élastique et une étrange déambulation groupée accompagnée d'une litanie monotone. Cette partie centrale est dominée par la base mais domine à son tour et la pointe du triangle. Dans l'angle le plus éloigné du bloc de béton, dans la pointe étriquée du triangle, se trouve le lumpenprolétariat de l'enclos : Philippe et moi. Le Bègue et la Russe. (p.67)
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Octobre 1993. À Moscou, ma mère fait les valises. Mon père nous attend à l'endroit qui s'appelle la France. On ne peut pas prendre tout ce qu’on veut, il faut choisir ce qu'on laisse et ce qu’on emporte. Ma mère passe en revue et sélectionne selon des critères qu’elle seule connaît. Moi je veux un chat en tissu jadis blanc devenu gris qui s’appelle Tobik. Lui et rien d'autre. Ma mère tranche. C’est non, il est trop gros. Si on a trop de bagages, on devra payer très cher. J'apporte Tobik dans la chambre avec balcon, là où sont les sacs. La TV est allumée en fond mais personne ne la regarde. Les grosses boîtes kaki à kaléidoscope sont réapparues. Maintenant, je sais que ce sont elles les «tanks» p. 46
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Vidéo de Polina Panassenko
Lecture par l'auteure accompagnée par Rémy Poncet (Chevalrex)
Avec le regard de Fanny de Chaillé
« Ce que je veux moi, c'est porter le prénom que j'ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. »
Elle est née Polina, en France elle devient Pauline. Quelques lettres et tout change.
À son arrivée, enfant, à Saint-Étienne, au lendemain de la chute de l'URSS, elle se dédouble : Polina à la maison, Pauline à l'école. Vingt ans plus tard, elle vit à Montreuil. Elle a rendez-vous au tribunal de Bobigny pour tenter de récupérer son prénom.
Un premier roman drôle, tendre et frondeur, construit autour d'une vie entre deux langues et deux pays. D'un côté, la Russie de l'enfance. de l'autre, la France, celle des mots qu'il faut conquérir.
Par ailleurs comédienne, Polina Panassenko a conçu cette lecture avec le regard de la chorégraphe Fanny de Chaillé.
À lire – Polina Panassenko, Tenir sa langue, éd. de l'Olivier, 2022.
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Thèmes : suicide , biographie , littératureCréer un quiz sur ce livre

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