Il y a bien longtemps que la bibliographie de
Zoé Oldenbourg me fait de l'oeil. Historienne émérite, romancière reconnue, les romans de cette dernière et leurs promesses de Moyen-Age sont pour moi, qui fut une fervente lectrice de Jeanne Bourrin et de
Régine Pernoud notamment, plus qu'attirants. "
La Pierre angulaire" figurait donc en très bonne place sur la liste de mes envies. Je l'ai donc commencé avec une sorte d'ardeur... bien vite refroidie. Douchée.
En effet, les tout premiers chapitres m'ont échaudée pour ne pas dire ennuyée. le décor est bien planté, les personnages s'annoncent complexes comme je les aime, la langue est belle mais c'est là que le bât blesse. Elle est si belle cette langue, si travaillée que cela l'alourdit, lui donne un côté très surfait, artificiel et franchement ampoulée (c'est d'ailleurs ce qui m'a fait abandonner les Pérégrines de la susdite Dame Bourrin... alors que j'avais beaucoup aimé le reste de ses ouvrages!). Trop de tournures pseudo poétiques, trop d'anastrophes à la Yoda. C'est beau mais indigeste, cela nuit à la clarté du propos. Parlons en de la clarté d'ailleurs: dans les tout premiers chapitres (encore eux, décidément!) certains liens entre les personnages sont un peu confus. le neveu d'un personnage est ensuite appelé son cousin. Un gendre n'est plus le gendre de personne passé un paragraphe mais devient un beau-frère. Bien entendu, la suite du roman justifie, clarifie ce genre de choses. de plus, cela colle bien à l'époque également et à la manière d'envisager la famille, le clan. Enfin, ce sont des détails qui n'empêchent pas au roman de se déchiffrer, mais je me suis sentie parfois un peu perdue. Pour être plus brève donc, entre
La Pierre Angulaire et moi, c'était mal engagé, mais je suis une lectrice obstinée et je me suis agrippée à la pierre aussi escarpée fut-elle.
Miracle de l'obstination? de la littérature? Accoutumance aux anastrophes? Allez savoir... Toujours est-il que le charme a finalement opéré et que je me suis laissée ravir, bercée, envoûtée par cette langue devenue berceuse et enchantement, par cette histoire belle et cruelle.
Zoé Oldenbourg a placé son intrigue en Champagne, au XII°siècle, le siècle des croisades et des hérésies, de l'amour courtois, des sorcières et des bûchers, des preux au coeur pur, de Dieu et du sang versé. La trame? Les intrigues parallèles et entrecroisés de trois hommes d'une même noble famille: Ansiau le grand-père a autrefois perdu son fils aîné lors des croisades. Vieux, las, mais fier, il se lance sur les routes pour gagner Jérusalem, laissant derrière lui sa femme et abandonnant son domaine à son fils Herbert. Ce dernier, dit "le gros" est une jouisseur brutal, violent, tyrannique qui régente les siens pour son propre intérêt, qui ne craint ni Dieu, ni les hommes et dont les bâtards hantent le domaine au moins autant que ses enfants légitimes. Parmi eux, Haguenier, jeune chevalier fraîchement adoubé, idéaliste et amoureux. Un peu fragile aussi. Autour de ces trois hommes gravite une galerie de personnages ambigus, attachants, fascinants: un demi frère à moitié fou d'amour, une bâtarde un peu sorcière, une tante aux moeurs légères, un moine défroqué et un gamin dévoué. Les destins des uns et des autres s'entremêlent avec fracas pour des issues souvent tragiques dans ce Moyen-Age pétri de paradoxes. Pour moi, c'est là l'un des aspects les plus prégnants du texte au delà de sa beauté et de son tour de force romanesque: Oldenbourg nous donne à voir une époque fascinante capable d'enfanter autant de lumière que de ténèbres. Si les personnages sont à même de ressentir les sentiments les plus nobles et les plus purs, d'accomplir les actes les plus grands; ils sont aussi susceptibles de donner dans la sauvagerie et la cruauté. Ainsi à la pureté d'un Haguenier s'oppose la noirceur d'Herbert mais le premier est tout aussi capable des pires excès quand le second peut révéler une fragilité poignante. le Moyen-Age de l'auteur a sans doute une bonne part de réalisme mais il est aussi désespéré, pessimiste. Ainsi, la foi semble sans espoir: les personnages s'abîment dans les élans mystiques mais en ne convoquant que la passion et les hérésies sont réprimées dans le sang et la violence et l'amour n'apporte ni sérénité, ni bonheur et encore moins la jouissance. Cette noirceur sublime le récit, le grandit, en fait le sel tout autant que le cadre retranscrit avec un souci de précision et de vraisemblance à saluer et les péripéties passionnantes qui l'émaillent. Ce roman qui commençait péniblement, on ne peut plus le lâcher ensuite et j'en ai sacrifié ma dernière nuit.
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La Pierre Angulaire" a commencé par m'ennuyer et me faire craindre le pire. Puis, elle s'est finalement révélée et m'a fait cette fois ressentir le pire: la compassion pour des personnages construits sans aucun manichéisme (qu'on les aime ou pas, ils sont tous parfaitement imparfaits, parfaitement humains. Moi je n'en ai franchement détesté qu'une) qu'on sait jetés dans une histoire qui sera plus forte qu'eux et qui les broiera.
Et puis, cette écriture qui au fil des pages s'allège, s'épure, à l'image des personnages, qui se dénude pour mieux raconter et qui soudain semble si limpide. Miracle de la conteuse et de son histoire. Miracle aussi, ces personnages qui ne me quittent pas et qui m'émeuvent encore après la dernière page quand je les aurai volontiers abandonnés après la première.
Il ne me reste plus qu'à essayer la cendre et l'argile et j'en suis contente.