Love Actually, vous vous rappelez ? « Dix histoires distinctes impliquant un large éventail de personnages, dont beaucoup sont reliés entre eux, et leur évolution. » selon Wikipedia. La page Wikipedia du Fleuve des dieux n'existe pas en version française, mais elle pourrait commencer de la même manière.
Sur la forme, on a donc un roman choral avec 10 trames narratives.
le Fleuve des dieux est une oeuvre imposante dont l'action se situe dans l'Inde de 2047, laquelle a subi plusieurs restructurations nationales avec notamment l'émergence du Bharath hindou, opposé à l'Awadh musulman. Présentée comme une oeuvre de science-fiction majeure, son originalité tient certainement dans la manière dont les éléments futuristes s'entrelacent avec les fils du tissu culturel ancestral qui perdure dans cette Inde.
Science-fiction, sociologie, science ou politique, difficile de cerner ce dont traite le plus de ce roman tentaculaire. Un petit aperçu au travers des principaux personnages :
- Shiv, descendant déchu d'anciens Rajs, et son énigmatique compagnon Yogendra nous entraînent dans les eaux troubles des trafiquants d'organes puis d'IA. Nano technologies au RV.
- M. Nanda est un flic Krishna, une caste mandatée pour traquer et « excommunier » les IA de haut niveau, interdites. Gros flingues, technologie de pointe et singularité.
- Pârvati, épouse de M. Nanda d'origine rurale, a droit a sa propre trame narrative, centrée sur le couple.
- Shahîn Badûr Khan est un conseiller talentueux au sein du gouvernement Bharathi, de religion musulmane. Il nous plonge dans les méandres de la politique intérieure et extérieure, mais également dans les clivages religieux.
- Nadja, journaliste ambitieuse, se retrouve embarquée dans un complot qui la dépasse, après avoir interviewé une IA, par ailleurs acteur dans une série populaire.
- Lisa est une scientifique surdouée, et son histoire est à l'image de son domaine de connaissances : complexe !
- Lull est un ancien scientifique au rôle clé, mais un personnage difficile à cerner.
- Tal est un « neutre » : un humain ayant accepté de subir une coûteuse opération chirurgicale pour se faire retirer tout signe de distinction sexuelle, qu'il soit intérieur ou extérieur.
- Vishram m'a paru le plus sympathique. Sa carrière d'acteur est vite enterrée pour le ramener à des responsabilités au plus haut niveau.
- Aj est la fille mystérieuse aux pouvoirs mystérieux.
Je ne tairai pas plus longtemps mon ressenti : cette lecture m'a profondément éprouvé. Pas ennuyante, loin de là. Mais quel calvaire à lire ! Je m'explique :
Pour bien montrer que l'action se déroule en Inde, l'auteur a cru bon multiplier les mots indiens (comptez en 4 à 10 par page). J'apprécie cette technique quand elle est utilisée avec parcimonie, mais là… Il y a même un lexique à la fin. J'ai rapidement renoncé à m'y reporter, vu que trois fois sur quatre, on ne trouve pas le mot qu'on cherche.
Pour bien montrer que l'action se situe dans le futur, l'auteur a cru bon créer des centaines de néologismes. Sans grande recherche d'ailleurs, ni cohérence. La version anglaise passe peut-être mieux.
Pour bien montrer que son univers foisonne de gens et de lieux, l'auteur nous bombarde de noms propres (une centaine pour les personnages secondaires, autant pour les lieux et monuments).
Résultat des courses : je n'ai jamais lu de roman avec autant de noms propres, la moitié desquels ont cette force de faire perdre le fil de l'histoire…
Pour ne rien arranger, le style est tout sauf fluide. de longues phrases à la syntaxe débridée. Un style inégal qui plus est, selon les trames.
Bref, tout ça m'a vite amené à survoler le texte, à ne pas m'attacher aux détails, moi qui suis d'ordinaire incapable de lire en diagonale. Pour un roman qui repose en grande partie sur l'immersion dans son univers, je trouve ça vraiment dommage…
Côté narration, pas mieux. Les trames sont alternées trop rapidement : pas le temps de s'immerger, hop, passe à la suivante, R.V. 100 pages plus loin (une semaine de lecture laborieuse) pour connaître la suite. Autant dire que toutes les 10 pages (un chapitre en moyenne), j'ai dû péniblement relire la fin de l'épisode précédent pour me remémorer le fil conducteur.
Oh, j'oubliais : l'auteur est accroc aux flashbacks ! Je ne les aime pas en général, mais là, c'est ce qui a achevé de me perdre dans ma compréhension de nombreuses histoires. En particulier celles de Lisa, Aj et Lull. Pour tout dire, j'ai cru pendant la première moitié du roman que les deux premières ne faisaient qu'un…
Les personnages ont cette qualité d'être complexes, mais c'est une qualité dont je me serais bien passé vu la déjà plus qu'imposante complexité du roman. Des personnages peu charismatiques, parfois difficiles à cerner ou à distinguer des personnages secondaires.
Le climat général est plutôt sombre et glauque. Violence, sexe et argent sont omniprésents. Les personnages semblent comme englués dans leur quotidien. L'esthétique rappelle parfois Blade Runner (buildings et néons, IA et transhumanisme).
À mesure qu'on avance dans le roman, les trames se rejoignent lentement, avec une nette accélération dans les cent dernières pages. Même à ce moment-là, ne vous attendez pas à une chute vertigineuse, un épilogue glaçant ou une révélation saisissante.
Il n'y a pas que du mauvais dans ce roman. On devine beaucoup de matière disséminée çà et là. Un des aspects qui m'ont plu est que l'auteur semble être parti d'une analyse détaillée des aspects sociaux, culturels et économiques de l'Inde moderne pour les extrapoler à sa manière, dans son univers. Ainsi, le rapport de quatre hommes pour une femme fait écho au pays des « femmes manquantes », une réalité du passé qui était peut-être encore d'actualité au moment où l'auteur a couché ses idées sur le papier. L'industrie logicielle est également pertinente, ou encore les tensions religieuses, comme on a pu l'observer depuis l'arrivée au pouvoir de M. Narendra Modi et son gouvernement nationaliste hindou.
Malheureusement, toute cette matière se trouve gâchée par la réalisation tortueuse au possible. Love Actually, au contraire, n'avait peut-être rien d'original à offrir, mais le divertissement était assuré par ses rouages à la mécanique parfaitement huilée et maitrisée.
Pour découvrir l'oeuvre de
Ian Mc Donald, j'ai longtemps hésité entre ce roman et
La maison des Derviches. Par curiosité, je viens de lire que quelques critiques de ce dernier, et c'est fou : on dirait la même chose, transposée à Istanbul… L'auteur a l'air d'avoir trouvé sa marque de fabrique, mais je passerai mon chemin !
Petit edit:
Je viens de voir le film The Creator. Pourquoi j'en parle ? Parce que ce film SF qui vient de sortir a quelques thèmes centraux en commun, comme la cohabitation difficile sur Terre entre humains et IAs (la singularité n'est pas loin mais on n'en sait pas plus). L'intrigue par rapport les aux IAs est étonnamment ressemblante : les E.U. cherchent à les exterminer, et les IAs trouvent refuge dans le reste du monde (l'Inde dans notre roman). On a aussi deux personnages au rôle et aux pouvoir très similaires : La fille-enfant du film fait vraiment penser à Aj, surtout quand elle joint les mains... Sinon, pas grand chose en commun avec les deux oeuvres. Et pour ce qui est du film, grosse déception, je trouve que ça manque sacrément de profondeur et de consistance (et la bande son n'aide pas). Assez d'accord avec la critique de Dirty Tommy. Dommage car j'avais adoré Rogue One, du même réal, et on voit les petites ressemblances (cette façon de mettre en scène les tireurs longue distance par ex.). Un film qui a réussit à me rendre nostalgique de l'univers du Fleuve de dieux !