Italo Calvino a écrit : "Sans la traduction, je serais limité aux frontières de mon pays. le traducteur est mon plus important allié. C'est lui qui m'a présenté au monde."
Mais, nous lecteurs prêtons-nous tous attention à la traduction, pas certain que ce travail soit notre préoccupation première lorsque nous jetons notre dévolu sur un ouvrage quel qu'il soit....
Un rôle souvent oublié, lors de nos lectures et pourtant un rôle oh combien important de passeur...
Dans ce
Dictionnaire Amoureux de la traduction,
Josée Kamoun qui a son actif, excusez du peu plus d'une cinquantaine d'ouvrages, principalement en langue anglaise parmi lesquels des romans de
John Irving,
Philip Roth,
Jonathan Coe,
Virginia Woolf,
Sur la route de
Jack Kerouac ou une nouvelle traduction remarquée de
1984 de
George Orwell.
Comme elle l'annonce en préambule de ce dictionnaire amoureux qui vient rejoindre une collection abondante, parfois inégale, mais pour lequel elle en donne une définition qui pourrait, ne serait-ce que dans sa première partie être un très beau liminaire de cette collection :
" Un Dictionnaire amoureux, c'est le contraire d'un dictionnaire : son A à Z n'épuise pas le sujet et il annonce d'emblée la couleur de sa subjectivité. Il s'agit d'entraîner la lectrice, le lecteur sur des traboules dont les débouchés peuvent surprendre"
"de l'entraîner parfois aux confins du traduire chez ceux pour qui le mot est geste ou ceux dont la langue se délie pour moduler celle des oiseaux ; introduits dans le voyage des
oeuvres par la b
elle Schéhérazade on y croisera des émojistes enlumineurs postmodernes, des harponneurs de baleine blanche, une adolescente anglophone à Vérone, des bilingues et diglosses à leur corps défendu, des irréductibles de Babel et des Fédérés de la Pentecôte."
Alors au gré des
lettres de l'alphabet, dont aucune est omise, l'auteure réussi à nous transmettre son amour et sa passion pour la traduction...
Je ressors de cette lecture, moi qui accorde une importance à la traduction qui parfois sert ou dessert un livre, avec l'image, peut-être tronquée, d'un traducteur ilien.
Je m'explique : de l'instant où le traducteur reçoit le fameux manuscrit original, le traducteur se retrouve cerné par plusieurs sentiments, tels des courants ou des vagues, parfois contradictoires, parfois cohérents.
S'approprier l'oeuvre originale en qualité de lecteur, l'assimiler et ensuite se mettre dans la peau du futur lecteur et ne pas le priver, le frustrer. Sans oublier le regard, même subversif de l'auteur qui veille sur votre épaule, telle une petite voix, vous rappelant ce qu'il a voulu exprimer au travers de ses mots.
Car un auteur n'est ni plus, ni moins qu'un chef d'orchestre qui va, sur sa partition blanche, apposer sujet, personnages, intrigue, situation, voix, dont l'effet symphonique assurera auprès de son lecteur une forme d'adhésion parfois immédiate, parfois durable, ou encore éprouvée à retardement. Car combien parmi nous, au gré de nos billets, évoquent la difficulté d'être entrer dans tel ou tel livre, affichent et revendiquent des "livres compagnons" qui sont toujours à portée de main, ou alors ce livre nonchalamment lu et qui insidieusement laissé en soi une empreinte, une sorte de rémanence...
" le nomadisme de notre métier n'est pas le moindre de ses charmes. Nous nous installons dans une oeuvre, nous y bivouaquons le temps de la traduire, assez longtemps parfois, une affaire de plusieurs mois, et puis nous nous acheminons vers la destination suivante, nouvel état d'esprit, nouveau sujet, nouvel environnement, biotope à découvrir. Nous pouvons voyager loin, longtemps, léger, en passant d'un monde à l'autre surtout si nous ne souhaitons pas nous « spécialiser » dans la littérature d'un pays, d'un genre, d'une période."
Et c'est bien cela la spécificité du traducteur, remettre sans arrêt l'ouvrage sur
le métier, l'auteure en fait un parallèle avec le peintre en parlant de toile de fond en employer provisoirement cette expression.
Et
Josée Kamoun d'évoquer ce qu'elle appelle poétiquement la rémanence de fond :
"Le fond du tableau ; celui qu'on perçoit sans en avoir toujours conscience. On a écrit sur le fond du tableau, sur le détail aussi, sur ce qui peut paraître annexe, secondaire par rapport au sujet central. Ce n'est qu'à la troisième ou quatrième lecture de Madame Bovary que j'ai découvert la sensualité touffue et fragrante des descriptions de la nature normande, qui faisaient remonter des souvenirs de promenades en pays et arrière-pays
De Caux, au printemps. Tout en le laissant m'imprégner sans aucun doute, je ne m'étais pas attachée à cet aspect du roman, j'y trouvais trop à lire au premier plan narratif et discursif, ce n'était pas ce qui avait attiré mon attention, pas davantage que les cirques bleuâtres aux pics effilés qui entourent La Joconde de leur géologie de science-fiction… pourtant, trouverait-on son sourire aussi énigmatique si Vinci l'avait confortablement et plus vraisemblablement installée dans un salon en face d'une autre figure féminine, par exemple ?
Pourquoi cette rémanence du fond ? Est-ce parce que, a priori vierge de significations, il ne renvoie qu'à des sensations, un vécu, une mémoire du corps plus ancienne et comme inextricable de la trame de l'être ? "
Elle donne une fabuleuse définition de son travail trop souvent oublié voire galvaudé à coup d'intelligence artificielle...
D'ailleurs pour ceux, que cela intéresse ou à tout le moins amuse
Prenez une simple phrase complètement anodine, trouvée au hasard dans un livre, un magazine, un journal et passez-le "à la moulinette" d'un translate Google, d' un Microsoft translator ou de Reverso et regardez, que dis-je Admirez le résultat...
C'est à la fois drôle, jubilatoire, mais surtout désespérant et navrant
" le traducteur, lui, voit le fond du tableau, il en voit le premier plan et les bords d'est en ouest, et surtout il les voit simultanément car dans un premier temps, il travaille au ras de la phrase, sans hiérarchiser les informations plus qu'il ne lui est nécessaire. Analytiques et synthétiques à la fois, nos verres sont à double foyer. D'autre part, contrairement au « simple » lecteur, le traducteur va revenir plusieurs fois sur son texte, le plus souvent six ou sept fois pour ce qui me concerne, bien davantage sur les passages les plus problématiques, si bien que la trajectoire de l'intrigue perd de son importance, voire de sa visibilité. le sens circule libéré de la chronologie, de l'enchaînement des causes et des effets, les impressions ont donc tout le temps de se sédimenter, et il se peut aussi que l'écrémage spontané du lecteur entre essentiel et accessoire ne soit pas outre mesure pertinent pour le traducteur, que ses lectures successives risquent de le voir s'inverser."
On ne peut que répondre favorablement à l'appel du collectif « En chair et en os », pour que, entre autre, les diffuseurs soient dans l'obligation de signaler au consommateur tout produit culturel ayant été soumis à l'IA, à quelque endroit que ce soit de la chaîne de production. (https://enchairetenos.org)
Alors en conclusion de ce billet, impossible de n'a pas citer
Leonardo Sciascia qui disait : " La meilleure chose sur la traduction a été dite par
Cervantes : la traduction, c'est l'autre côté de la tapisserie."
Et ne dit-on qu'une tapisserie est réussie lorsque les différences entre endroit et envers sont imperceptibles...
Et finalement, n'en va t-il de même pour les traductions...