En lisant voici deux semaines
de la poussière et du vent de
Cathy Borie, je me suis puissamment rappelé
L'origine de la violence, de
Fabrice Humbert, qui est également centré sur un représentant de la troisième génération après les camps. Je l'ai évoqué dans la chronique que j'ai écrite pour Babelio (https://www.babelio.com/livres/Borie-
De-la-poussiere-et-du-vent/1008736/critiques/1485641), et je me suis demandé pourquoi je n'avais rien écrit sur
L'origine de la violence. C'est un livre que j'ai tout autant aimé que celui de
Cathy Borie, très brillant, avec une construction par paliers successifs qui ne lâche jamais son sujet avant de l'avoir exploré en profondeur. Il est écrit à la première personne, mais on n'a pas de raisons de penser qu'il s'agit d'une véritable autobiographie ; toutefois, c'est ce que l'auteur suggère dans
Eden Utopie, un autre roman où il raconte l'histoire de sa famille maternelle (en son nom propre, cette fois). Disons donc que ce livre, comme celui de
Cathy Borie, a été écrit "d'après une histoire vraie", la part d'autobiographie restant le secret de l'auteur.
Cela fait 72 ans que l'Allemagne nazie a capitulé et que les survivants des camps ont été libérés. 72 ans : le temps pour deux nouvelles générations après celle des survivants de devenir adultes. La troisième génération n'a pas été élevée directement par celle qui a vécu l'expérience des camps : elle pourrait donc voir le cauchemar s'éloigner, elle pourrait être libérée du poids qui pesait encore sur la deuxième génération, qui a grandi directement au contact de parents traumatisés. Pourtant,
Fabrice Humbert, à l'instar de sa génération, éprouve le besoin de raconter la vie de son ancêtre dans un camp d'une manière réaliste. Il est encore plus frappant que cela sonne juste : pour une part parce que cela s'appuie sur de véritables témoignages, certes. Mais pour une autre part, n'est-ce pas parce que les émotions qui sont convoquées ne sont pas uniquement celles que les auteurs de cette génération ressentent indirectement, en tant que dépositaires d'une histoire dont nous sommes tous les héritiers, mais ce sont les leurs ? Celles qu'ils ressentent en écrivant, nourries de celles qu'ils portent depuis leur naissance, même sans savoir que c'était de "ça" qu'elles venaient ?
Cette génération fait donc entendre une voix singulière, qui témoigne d'une expérience spécifique, organisée autour d'une constante : une souffrance d'une nature particulière, qui a du mal à dire son nom, et qui a besoin de faire ce détour par les ancêtres pour s'exprimer.
Pourtant – et je vais me répéter partiellement, des psychologues ont analysé la transmission intergénérationnelle des traumatismes, ce qui permet de comprendre que l'injustice du sort qui a frappé les ancêtres ne s'éteint pas avec eux, mais se trouve transmise à leurs descendants. Les mécanismes de cette transmission n'ont rien de magique : quand on est élevé par des parents traumatisés, qui ne peuvent rien dire de leur traumatisme, on grandit dans des non-dits inquiétants ; puis quand ces enfants deviennent parents à leur tour, ils font grandir leurs propres enfants de nouveau dans des non-dits, mais qui sont cette fois sans forme précise, sans contenu, ou avec un contenu vague et cauchemardesque. Cette troisième génération part alors en quête de son identité avec cette idée particulière en tête : il y a quelque chose que je ne sais pas, que peut-être personne ne sait plus, mais qui pèse sur moi.
Ensuite, le parcours de chaque famille s'en mêle et chaque histoire est différente. le personnage principal de
L'origine de la violence a ceci de particulier qu'il connaît son identité, depuis l'enfance. Elle n'est pas mystérieuse, il est le descendant d'une famille cohérente et unie, qui a eu son lot de souffrances, mais les a surmontées. Il connaît son identité, il connaît son histoire. Par contre, il ne se connaît pas, lui... Il constate en lui des accès de violence qu'il ne comprend pas, il vit des expériences dans des milieux violents où il ne sait pas prévoir ses propres réactions. Et finalement, ainsi qu'on le sait dès la quatrième de couverture, s'il ne se connaît pas, c'est parce qu'en fait, il ne connaissait pas sa véritable histoire non plus. Quand il part en quête de celle-ci, il doit se remettre en question, remettre en question les figures tutélaires de son enfance, et c'est à ce prix qu'il va pouvoir enfin connaître son identité.
On ne sait pas si cette quête a, aura des conséquences sur cette violence en lui, qui est finalement peu abordée dans le livre ; mais on sait, on éprouve avec le narrateur le fait que quête des origines et quête de soi sont une seule et même chose. Cette génération raconte les camps, mais malgré les apparences, son discours n'est pas un discours sur les camps, mais un discours sur l'effet que les camps font encore aujourd'hui. Il est important de l'entendre et de le lire, pour comprendre nos contemporains, mais aussi pour prendre conscience du fait que le mal que nous faisons ou tolérons aujourd'hui aura des répercussions bien longtemps après que nous aurons disparu...