Je trouve que la couverture résume à elle seule le livre. La beauté de
la rivière, ses méandres, sa quiétude et sa majesté mais aussi ses zones d'ombres, les berges noires, les nuages gris qui viennent lécher le ciel telles des langues de menaces, la couleur un peu trop sombre, presque fumée, de la toile dégageant une atmosphère comme étouffée. Un mélange de grands espaces, de paysage sylvestre, authentique, peu visité par l'homme, mais aussi d'angoisse sourde, un entrelacement de Nature Writing et de thriller. Ce livre manie ces deux éléments à la perfection. le basculement de l'un vers l'autre, le mariage de l'un et l'autre. La contemplation permise par la quiétude et l'action liée à l'inquiétude.
« Ils adoraient pagayer dans l'orage. Grâce à la jupe, ils se sentaient en sécurité dans le canoë tant qu'ils ne prenaient pas d'obstacle par le flanc, et qu'ils restaient loin des ombres et des bruits sur la berge». L'incipit de ce roman porte déjà en lui les germes à la fois du plaisir et de l'inquiétude. le ton est donné dès le départ.
Le plaisir, c'est celui de Jack et Wynn, deux grands amis depuis l'enfance, qui partagent une passion commune pour les randonnées en canoë, la pêche, les livres. Cette sortie en canoë, en fin d'été, ils l'attendaient depuis longtemps. Elle a lieu sur un fleuve qui traverse de belles forêts ontariennes d'épicéas et de mélèzes, arrive sur plusieurs lacs et vient se jeter dans la baie de l'Hudson. Leur envie est simple : un rythme tranquille, des journées courtes, se donner du temps pour cueillir, chasser, pêcher la truite grise ou mouchetée, fumer la pipe, se reposer, s'immerger dans la région sans la précipitation d'un itinéraire trop chargé. Sans montre, sans téléphone, se fiant à leur capacité à lire l'heure grâce à la position du soleil et des étoiles quand ils pouvaient les voir et à la fatigue de leur corps quand ils ne le pouvaient pas.
« Il inspira. Rien de plus paisible, se dit-il, que l'instant présent. Il entendait les abeilles bourdonner dans les épilobes et les asters derrière lui. le thé qui infusait, le lac comme un miroir, un soleil blanc à mi-chemin de la forêt qui réchauffait la rive caillouteuse. Ses vêtements avaient presque fini de sécher. Son meilleur ami à moins de dix mètres de là, manifestement tout aussi heureux. Pourrais pas rêver mieux. Voilà ce qu'il aimait se dire ».
Avec pour décor une nature d'une beauté très souvent enchanteresse et clémente et aux alentours une faune riche.
Peter Heller me fait penser à un impressionniste, un impressionniste littéraire.
Enfin clémente au début, la nature, car elle va devenir très vite menaçante, dangereuse et même carrément hostile. Cette transformation de la nature à l'image des angoisses que vivent les deux garçons au fil de leur progression est menée de main de maitre par l'écrivain. Il y aura tout d'abord les premières gelées mais surtout, au loin, le feu. Hostilité des éléments naturels d'une part, menaces extrêmes sur les berges que je ne dévoilerais pas d'autre part.
« le soleil descendit jusqu'au sommet des épicéas les plus grands et mit leur toupet en fusion ; il les grilla, les embrocha comme s'ils avaient déjà brûlé ».
« Les murs d'arbres aux essences variées, pins, épicéas, sapins, mélèzes, bouleaux, formaient des remparts de silence lugubre qui pouvaient abriter n'importe quelle mauvaise intention ».
Lorsque le plaisir de pagayer devient peu à peu un cauchemar. Lorsque la lecture tranquille que nous avions commencée se transforme petit à petit en une lecture haletante…Comme si la lecture voguait sur une rivière d'abord calme pour ensuite nous embarquer dans ses rapides, à notre corps défendant. Nous ne pouvons pas descendre et ne pouvons aller que jusqu'au bout pour savoir, accrochés aux pages du livre. Notamment lors de la scène magistrale de la descente de rapides pendant un incendie gigantesque. Nous sommes piégés. Tellement c'est beau et terrifiant !
« Ils voulaient essayer autre chose, savoir ce que ça faisait de vivre un peu dans un paysage ». Ce livre c'est l'expérience de faire un avec un paysage changeant, de s'adapter, de lutter, d'espérer. de revenir à l'état sauvage, d'écouter nos instincts primaires. J'ai adoré cette symphonie dramatique, lecture que je dois à Onee et à sa belle critique. J'ai désormais très envie de découvrir d'autres romans de
Peter Heller et notamment son roman «
Céline ». Dont la couverture d'ailleurs est également magnifique…