David Graeber nous offre, avec ce petit livre, une vision très intéressante de ce qu'est la démocratie. Peut-être pensez-vous vivre dans une démocratie ? Peut-être imaginez-vous qu'il n'est pas de forme plus démocratique de gouvernement que celle à laquelle sont arrivés un certain nombre d'états dits " occidentaux ".
Eh bien, Mesdames et Messieurs, au risque de vous surprendre, de vous déplaire éventuellement, je suis au regret de vous dire que vous ne vivez pas dans une démocratie et que vous n'y avez jamais vécus. Non, vous vivez dans une république. Or, bien qu'on essaie de vous faire accroire que république et démocratie sont des termes synonymes et interchangeables, il n'en est rien.
L'exemple classique de la démocratie, c'est celui des cités-états grecques du Vème siècle avant J.C., qui correspond, soit dit en passant, à la participation de chaque citoyen aux décisions collectives, c'est-à-dire à chaque citoyen homme et en âge de porter les armes. Les femmes n'ont évidemment pas voix au chapitre ni les non citoyens, qui sont assez nombreux.
Le régime politique que nous expérimentons tous depuis notre enfance n'a rien à voir avec cela. Il s'agit d'une république représentative où toutes les décisions politiques sont prises par deux assemblées de représentants et validées par un pouvoir suprême. Ces deux assemblées sont censées représenter, pour l'une, le peuple, pour l'autre, l'aristocratie bourgeoise.
Ces modèles républicains s'inspirent donc en tout du modèle de la république romaine et absolument pas de l'agora d'Athènes. À Rome, l'équilibre décisionnel était répartit entre le Sénat, c'est-à-dire les représentants de l'aristocratie, et le Plèbe, les représentants des hommes libres issus du peuple. le tout étant chapeauté par le consul, celui qui a la décision finale en cas de litige.
En France, c'est exactement ce modèle : la Plèbe, c'est l'Assemblée Nationale et le Sénat... ça ne s'invente, pas, c'est le Sénat. Aux États-Unis, idem, la Plèbe, c'est la chambre des représentants et le Sénat, qu'est-ce que c'est ? je vous le donne en mille : le Sénat. En Grande-Bretagne, la Plèbe, c'est la chambre des communes et le Sénat, c'est la chambre des Lords, etc., etc. chacun reconnaîtra son type de gouvernement.
Bref, rien qui ait vraiment à voir avec la démocratie et c'est cela que
David Graeber a le mérite de mettre en lumière. J'aime beaucoup cet auteur. Pourquoi ? Parce qu'il est partisan et qu'il n'a pas l'hypocrisie de le cacher derrière une soi-disant objectivité. L'auteur est clairement anarchiste et il le spécifie d'entrée de jeu.
On est libre de se sentir ou de ne pas se sentir en accord avec ses convictions, mais son argumentation ou ses choix sont ainsi cohérents et méritent qu'on s'y attarde.
Dans un premier temps, il démontre que ce que l'on entend généralement par " occidental " ne repose en réalité sur rien et que les bases du système occidental pourraient tout autant être revendiquées par la culture musulmane et quelques centaines d'autres.
Ensuite, le mot démocratie lui même est épluché et
David Graeber s'emploie à montrer qu'Athènes n'est probablement pas l'inventeuse de la démocratie et que son " modèle démocratique " est loin d'être un modèle, notamment parce que les votes correspondent à des hommes en arme et donc, qu'une estimation, au juger, des forces en présence influençaient le vote.
Ce livre, malgré son faible nombre de pages est assez dense et nous emmène sur le terrain de l'histoire, de l'ethnographie, de la sociologie et, bien sûr, de la politique. On nous y parle de la constitution de la " démocratie américaine " et de l'adoption de ce mot qui faisait peur à tout le monde aux balbutiements de la république américaine.
L'auteur nous parle aussi, et c'est ce qui donne le titre à l'ouvrage, des véritables cas d'apparition, au cours de l'histoire, de gestions réellement démocratiques. Et on ne les trouve pas là où l'on s'y attendrait le plus… en fait, toujours en marge des états constitués. Finalement, c'est toujours plus ou moins dans une sorte de melting-pot ethnique et culturel, dans une zone laissée vacante par les grands états constitués et avec des larges systèmes coercitifs qu'a le plus de chance d'apparaître la démocratie vraie.
L'État implique la présence d'un système efficace de coercition pour faire appliquer les lois votées par une courte majorité. La démocratie, elle, n'ayant pas normalement de système spécifique de coercition se base sur le consensus. En fait, ce que nous dit l'auteur, c'est que le système de scrutin majoritaire nous empêche de rechercher le consensus : c'est toujours un camp contre un autre et jamais une adhésion quasi unanime.
Il y a pourtant eu des formes alternatives et elles existent encore, notamment chez les zapatistes. Dans l'histoire, à titre d'anecdote, il semble bien que l'un des systèmes les plus démocratiques jamais mis en place soit au sein des équipages de bateaux de pirates où les décision étaient prises de façon consensuelles.
J'ai peur, en me relisant, de mal exprimer ce que l'auteur dit avec beaucoup de pertinence. En gros, selon lui, les zones d'apparition de la vraie démocratie se situent toutes plus ou moins dans des zones d'expérimentation, loin des grosses machines-états avec leurs vastes systèmes de contrôle du citoyen. L'auteur engagé prône l'auto-gestion donc évidemment il dénonce la main-mise des états sur les processus décisionnels, c'est naturel.
Mais là où cela m'interpelle fortement, c'est quand, par exemple assez récemment, j'ai été surprise de constater que les mécanismes tribaux de prise de décision dans un pays, généralement pas reconnu comme un exemple démocratique, la Libye du temps de Kadhafi, pour ne citer que lui, en ce qui concernait les décisions locales, présentait des aspects beaucoup plus démocratiques que les décisions qui étaient prises chez nous à la même époque ou même maintenant.
Bref, un très intéressant et très enrichissant petit bouquin, qui remet à plat beaucoup de nos idées et de nos conceptions, que, par habitude ou par paresse, on n'a jamais trop pris le temps de questionner. Je recommande donc vivement, mais ce n'est bien évidemment qu'un avis aux marges, c'est-à-dire, pas grand-chose.
P. S. : À titre d'exemple, histoire de vous prouver avec un cas très actuel que nous ne vivons pas dans une démocratie, la modification des rythmes scolaires dans l'école primaire en France est une réforme que ne voulaient ni les enseignants, ni les parents, ni les élèves. Pourtant elle nous a été imposée d'en haut, sans concertation véritable, par la magie du système républicain, soi-disant démocratique. Dans une vraie démocratie, chaque localité aurait procédé à l'adoption ou non de cette réforme, suite à des discussions pour arriver au consensus. Ici, consensus il y a, certes, mais contre cette réforme. Vive la république " démocratique " !