René Girard:
La violence et le sacré (1972)
Selon Girard, la violence naît du désir mimétique, source de rivalité entre les hommes. La violence efface les différences et détruit les hiérarchies. Elle est contagieuse et interminable: le premier sang provoque une réaction en chaîne. Sa catharsis dans la crise sacrificielle s'éteint par le meurtre collectif d'une victime émissaire. Girard trouve un archétype de cette séquence dans la Grèce antique : Par le parricide et l'inceste, Oedipe condense l'impureté qui cause à Thèbes la peste et la guerre civile; la cité unanime doit l'exclure. Après son bannissement, la victime émissaire devient sacrée parce que son sacrifice permet le retour à l'harmonie. Girard fait l'hypothèse que la religion capture l'exclusivité de la violence et que
le sacrifice sanglant, humain ou animal, en prévient le retour: la métamorphose physique du sang répandu peut signifier la double nature de la violence (...). le sang peut littéralement donner à voir qu'une seule et même substance est à la fois ce qui salit et ce qui nettoie, ce qui rend impur et ce qui purifie, ce qui pousse les hommes à la rage, à la démence et à la mort et aussi ce qui apaise, ce qui les fait revivre (p 60).
le sacrifice est unanimité violente, il n'accomplit sa fonction que s'il est collectif - dans
les Bacchantes et dans certaines cultures, tous doivent s'acharner à mains nues sur la victime émissaire - ou accepté collectivement.
Girard tire cette hypothèse des mythes et du théâtre grecs, de l'
Oedipe roi de
Sophocle, des Bacchantes d'
Euripide, de l'interprétation de ces textes antiques par
Hölderlin, et de quelques exemples anthropologiques. Il ne reconnait pas qu'il s'agit d'illustrations et non de démonstrations. de cette hypothèse du sacrifice, qui sert de base à une théorie de la religion archaïque, il extrapole à l'extrême : le meurtre collectif apparaît comme la source de toute fécondité ; le principe de la procréation lui est attribué ; les plantes utiles à l'homme, tous les produits comestibles jaillissent du corps de la victime primordiale (p 142). Puis il distribue des coups à
Freud : C'est sur le plan de l'anthropologie générale que le freudisme orthodoxe est le plus vulnérable. Il n'y a pas de lecture psychanalytique de l'inceste royal, ou même du mythe oedipien (?). Il use d'un style péremptoire et parfois obscur:
Freud sans doute se trompait mais il avait souvent raison d'avoir tort alors que ceux qui proclament son erreur ont souvent tort d'avoir raison (p 174). S'écartant de son sujet, la religion archaïque, il pousse plus loin la dispute en opposant sa théorie du désir mimétique au complexe d'Oedipe dans la fondation du moi: Nous affirmons que la voie du désir mimétique s'ouvre devant
Freud et que
Freud refuse de s'y engager (p 252). La "fable", on le voit, en sait plus long que la
psychanalyse sur les rapports du père et du fils (p 280). Il introduit agressivement un chapitre "
Totem et tabou et les interdits de l'inceste": La critique contemporaine est à peu près unanime sur le compte des thèses développées dans
Totem et tabou: elles sont inacceptables (p 283). Il insiste encore: Que
Freud ait pu concevoir une telle énormité montre bien dans quels errements il arrive au génie lui-même de tomber. On reste effaré devant ce monstre bizarre; on a l'impression d'une farce involontaire et colossale (p 284). le ton polémique rend la lecture rebutante à mesure que Girard s'éloigne du thème sur lequel il a bâti son livre. Il attaque ensuite
Lévi-Strauss et le structuralisme; sa critique est alors moins agressive dans la forme, mais pas plus pertinente sur le fond. On ne peut oublier que, à la différence de
Freud et de
Levi-Strauss qui ont forgé puis vérifié leurs théories dans l'expérience clinique ou de terrain, Girard fonde la sienne sur une lecture personnelle de fictions antiques.
L'auteur conclut son ouvrage sur l'assertion correcte que: La présente théorie à ceci de paradoxal qu'elle prétend se fonder sur des faits dont le caractère empirique n'est pas vérifiable empiriquement (...) C'est là, semble-t-il, énumérer bien des raisons de refuser à la présente théorie l'épithète de "scientifique". Puis il se justifie par une comparaison fausse : Il y a pourtant des théories auxquelles s'appliquent toutes les restrictions que nous venons de mentionner et auxquelles personne ne songe plus à refuser cette même épithète, la théorie de l'évolution des êtres vivants, par exemple (p 463-4).