Ah ! Ecrire comme Giono ! Qui n'en a pas rêvé au moins une fois ? ... Simplicité, quiétude, bon sens, aisance, familiarité, naturel, tout cela recouvrant une complexité de pensée qui fascine et ouvre l'esprit à l'universel.
Paré de toutes ces qualités, "Un Roi Sans Divertissement" est l'un des grands romans de Giono, une réponse subtile et hautaine aux mesquineries et aux lâchetés de ce prétendu Comité national des écrivains qui, à la botte des communistes et de leurs proches, l'avaient interdit de publication alors qu'il ne s'était jamais compromis avec l'occupant nazi. "Ces haineux", comme les désigne Albert Paraz dans son merveilleux "Gala des Vaches", n'avaient comme raison précise de placer Giono à l'index, que la jalousie qu'ils éprouvaient envers le génie de l'écrivain. Avec son "Roi Sans Divertissement", Giono remet les pendules à l'heure et prouve à ces juges improvisés et dégoulinants de fausse vertu qu'ils ont bien tort d'imputer les horreurs du dernier conflit mondial à l'esprit prétendument maléfique de tel ou tel homme, à la lâcheté de tel ou tel peuple. A ses yeux d'anticonformiste fier de "marcher seul", à ses yeux d'humaniste, l'instinct qui a amené à commettre toutes ces monstruosités n'est pas un mais multiple car il pousse comme du chiendent dans le coeur de tout homme.
"Un Roi Sans Divertissement" traite en effet, et uniquement, de cet instinct qui sommeille, dit-on, tout au fond de notre cerveau reptilien : l'instinct de tuer, comme ça, pour le seul plaisir - une caractéristique exclusivement humaine.
Dans un paysage dont, malgré le fil des saisons qui passent, le lecteur ne retiendra que la neige - une neige épaisse, silencieuse et glacée, qui étouffe la terre et les hommes - un mystérieux inconnu, aussi insaisissable que la bise qui descend des montagnes, aligne un nombre de plus en plus grand de cadavres : hommes, femmes, enfants, tout lui est bon et rien ne l'apaise. Il faudra un hasard tout à fait inattendu, un villageois qui sort de chez lui un peu plus tôt que prévu, pour que le monstre soit identifié et finalement arrêté. Il s'agissait d'un habitant du bourg voisin. Langlois, le gendarme qui, l'hiver précédent, l'avait traqué sans relâche mais en vain, se charge de le ramener en prison. Mais, sur la route du retour, il l'abat froidement, déclarant à ses compagnons que c'était un accident et envoyant le jour-même sa démission à ses supérieurs.
Commence alors la partie la plus énigmatique mais aussi la plus subtile du roman, celle qui retrace le lent mais résolu cheminement de Langlois, cette personnalité en apparence solide et tout d'une pièce, vers cette vérité impitoyable : comme le tueur en série qu'il a abattu, lui aussi abrite en son coeur ce terrible instinct de mort. Pire : hormis tuer, rien ne l'intéresse, rien ne le calme - rien ne le réjouit. Pour échapper à ce démon intérieur qu'il est le seul à voir et à comprendre (ou pour échapper à l'ennui qu'il ressent ? ) , Langlois finit par se faire sauter la cervelle.
Giono ne donne jamais le point de vue intime de l'ancien gendarme. Il se contente de faire raconter les faits par les villageois qui, depuis sa première apparition dans leur hameau, ont appris à l'apprécier et se sont même liés avec lui. Et leur vision, simple, qui ne s'embarrasse pas d'analyses freudiennes avant la lettre mais tient compte du sens aigu qu'ils ont de l'Homme et de sa place au sein d'une Nature qui, elle aussi, est capable de tuer, constitue le prisme idéal. Attention cependant : "Un Roi Sans Divertissement" demande beaucoup à son lecteur. Celui qui s'y intéresserait seulement pour découvrir le récit, forcément captivant, de la traque d'un meurtrier multirécidiviste, celui-là risque d'être très, très, très déçu et de passer à côté de l'un des romans les plus puissants et les plus complexes de la littérature française du XXème siècle. ;o)
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"Un roi sans divertissement "est un roman fort , puissant et dense .Il a été écrit en 1946 mais il ne fut publié qu 'en 1947 car l 'Union des Écrivains français sous la férule des communistes l 'a interdit en laissant entendre que l 'auteur a collaboré avec les nazis durant l 'occupation de la France durant la Deuxième Guerre mondiale .L ' Histoire l ' a innocenté car Jean Giono certes n 'était pas un maquisard ni un Résistant mais il est resté loin de toute compromission avec les nazis . Lire les romans de cet auteur est toujours un vrai plaisir car il a des qualités qui font qu 'on respecte et on estime ce grand écrivain .C 'est un pacifiste qui est contre la guerre et toutes les guerres quelques soient les raisons avancées pour les justifier . C 'est un anticonformiste et un Humaniste C'était un homme de bonne volonté .Il est un grand ami de la Nature dans toutes ses manifestations et il fait tout pour la défendre .Un écologiste .Il est très attaché à son terroir qu 'il décrit bien dans ses livres .
Un roi sans divertissent est un roman où le principal protagoniste est l 'officier de gendarmerie Langlois .Ce dernier est envoyé avec un groupe de six agents pour élucider les mystérieuses disparitions d 'hommes , de femmes et d 'enfants dans un bourg du Dauphiné .Le tueur en série a sévi dans le village durant des années mais les gendarmes n 'arrivent pas à mettre la main sur lui .Mais c 'est par un heureux hasard qu 'il fut remarqué
par un habitant du village .L 'assassin est remis aux gendarmes qui l 'arrêtent .Le commandent Langlois est chargé de le ramener au siège de la gendarmerie mais au
cours voyage , l 'officier sort son arme de service et l 'abat.
L 'officier qui n 'arrive pas à s 'expliquer son geste se fait exploser sa tête mais avant il a donné sa démission .
Deux graves drames ! Comment expliquer qu 'une personne puisse passer à l 'acte de flinguer des innocents? l''auteur nous donne aucune explication sur ces actes démentiels .
Peut-on l 'expliquer par l 'ennui ?
La conclusion on la laisse au philosophe Passcal qui dans
Les Pensées écrivait :"Qu 'on laisse un roi tout seul sans compagnie , penser à lui à loisir ; et l 'on verra qu 'un roi
sans divertissement est un homme plein de misères ".
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[Le feuillage du hêtre de la scierie] était d'un dru, d'une épaisseur, d'une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d'une force et d'une beauté rares pour porter avec tant d'élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d'oiseaux et de mouches ; il contenait autant d'oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrué et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d'essaims ; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d'abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans fin d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d'écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement reprétri par l'ivresse de son corps qu'on ne pouvait plus savoir s'il était enraciné par l'encramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de l'amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n'osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l'oeil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s'alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers.
Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L'Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rose satiné ou du plus bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Venus était douce comme un grain d'orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s'entassent les blocs compacts d'une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d'inquiétantes constructions : tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes. Les arbres font bruire inlassablement dans l'ombre de petites crécelles de bois sec.
De temps en temps la neige s’arrête de tomber. Le nuage se soulève. Au lieu de couper la flèche du clocher au ras de la girouette, il ne coupe plus que la pointe, ou même il découvre la pointe, se déchirant en petits flocons sur son pointu. C’est suffisant. On voit le désert extraordinairement blanc jusqu’aux lisières extraordinairement noires des bois, sous lesquels il peut y avoir n’importe quoi, qui peut faire n’importe quoi. Le soir tombe. Se lève un tout petit vent qu’on n’entend pas. Ce qu’on entend, c’est comme une main qui frôle le contrevent, ou la porte, ou le mur ; un gémissement ou un sifflotis qui se plaint, ou au contraire. Un coup dans le grenier.
On écoute. Père ne tire plus sur sa pipe. Mère tient en suspens la poignée de sel sur la soupe. Ils se regardent. Nous regardent. Père soupire et son soupir emporte un mince petit fil de fumée. Ce qu’il faudrait, c’est que le bruit recommence. On est aux aguets justement pour le juger tout de suite, dangereux ou pas. Mais, silence maintenant. On ne sait pas. L’indécision. Tout est possible. On ne peut pas juger. Le fil de fumée que père soupire s’allonge, s’allonge indéfiniment. Mère laisse tomber grain à grain son gros sel dans la soupe avec des : floc, floc, floc…
Le fusil était sur la table. Mère approche sa main de la marmite et glisse toute la poignée de sel dans la soupe. Il est cinq heures du soir. Encore dix-sept heures à attendre avant que le petit jour gris réapparaisse. Passe dehors un geste souple… D’habitude on sait que ce sont les longues branches du saule qui se délivrent de leur poids de neige. Serait-ce ?... Est-ce que c’est ?... Oui ? non ? Non. Volettement doux de la neige qui a recommencé à tomber, frémissements dans le chaume, craquements comme des pas étouffés dans la paille.
Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L'Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rosé satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Vénus était douce comme un grain d'orge.
Fantasmagories des paysages d’automne
C'est instantané. Est-ce qu’il y a eu une sorte de mot d'ordre donné, hier soir, pendant que vous tourniez le dos au ciel pour faire votre soupe ? Ce matin, comme vous ouvrez l'oeil, vous voyez mon frêne qui s'est planté une aigrette de plumes de perroquet jaune sur le crâne. Le temps de vous occuper du café et de ramasser tout ce qui traine quand on couche dehors et il ne s’agit déjà plus d’aigrette mais de tout un casque fait des plumes les plus rares : des roses, des grises, des rouille. Puis ce sont des buffleteries des fourragères, des épaulettes, des devantiers , des cuirasses qu’il se pend et qu’il se plaque partout ; et tout ça est fait de ce que le monde a de plus rutilant et de plus vermeil. Enfin, le voilà dans ses armures et fanfreluches complètes de prêtre-guerrier qui frotaille de petites crécelles de bois sec.
M 312 n’est pas en reste. Lui ce sont des aumusses qu’il se met ; des soutanes de miel, des jupons d'évêque, des étoles couvertes de blasons et de rois de cartes. Les mélèzes se couvrent de capuchons et de limousines en peau de marmotte, les érables se guêtrent de houseaux rouges, enfilent des pantalons de zouaves, s'enveloppent de capes de bourreau, se coiffent du béret des Borgia. Le temps de les voir faire et déjà les prairies se bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c'est d'abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison : du bariolage barbare des murs ; puis, vous voyez en bas cette conque d'herbe qui n'était que foin quand vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d'or, les mineurs d’ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt ; entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d'automne, des frênes, des hêtres, des érables, des amélanchiers, des ormes, des rouvres, des bouleaux, des trembles, des sycomores, des mélèzes et des sapins dont le vert noir exalte toutes les autres couleurs.
Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L’ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rose satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Venus était douce comme un grain d'orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s’entassent les blocs compacts d’une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d’inquiétantes constructions : tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes. Les arbres font bruire inlassablement dans l'ombre de petites crécelles de bois sec.
Un roi sans divertissement p. 272-273, La Pléiade, éd. Gallimard, 1974
Denis Infante a publié son premier roman Rousse publié aux éditions Tristram le 4 janvier 2024. Il raconte l'épopée d'une renarde qui souhaite découvrir le monde. Un ouvrage déroutant par sa singularité. Son histoire possède la clarté d'une fable et la puissance d'une odyssée et qui ne laissera personne indifférent. L'exergue, emprunté à Jean Giono, dit tout de l'ambition poétique et métaphysique de ce roman splendide : "Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l'on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l'univers."
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