Erri de Luca figure dans mon Panthéon littéraire. Il m'enchante par la lumière de ses mots mais n'oublie jamais de me surprendre, de m'égarer, comme ici dans ce très court roman,
Tu, mio, un titre qui ressemble presque davantage à une chanson d'Umberto Tozzi ou de Ricchi e Poveri...
Le cadre de ce récit d'ailleurs pourrait tout pareillement nous tromper. Tout se passe sur une île de la Tyrrhénienne, l'île d'Ischia, au large de Naples, avec ses bateaux de pêche, l'été, les vacances, les pieds nus, une guitare qui n'est jamais loin, l'insouciance, un endroit paisible, heureux, presque endormi, et en arrière-pays la fin de l'enfance, l'adolescence qui s'éveille sur le sable fin, les filles dont on rêve déjà, les premiers émois amoureux en pensant au reflet du soleil sur leur peau nacrée...
Je dois avouer que j'ai craint tout d'abord lire une bluette estivale...
Mais l'histoire se passe dans les années cinquante. L'écho de la seconde guerre mondiale résonne encore dans les mémoires, le fascisme aussi... Nous sommes dans l'Italie juste après la guerre, celle qui panse ses plaies, voudrait tourner la page, oublier, passer à autre chose... Brusquement une jeune fille sort de l'horizon avec son histoire, écorchée. Elle s'appelle Caia, elle est roumaine, elle est juive. le narrateur en tombe éperdument amoureux, tout comme son copain Daniele, presque comme un grand frère pour lui. Mais c'est un tout autre rendez-vous qui l'attend. Un saut dans le monde adulte, la surprise d'un battement de coeur qui se trouve pris dans la nasse des souvenirs douloureux qu'on croyait éteints. Il ne tardera pas à découvrir que Caia est orpheline.
Il y a tout d'abord cette amitié très forte avec Nicola, le pêcheur. J'ai beaucoup aimé ce personnage mutique, la patience des marins qui vient dans ses yeux, dans ses gestes. Il a connu la guerre, il s'en souvient comme si c'était hier. Son coeur est hanté par le remords d'avoir combattu dans le mauvais camp. D'ailleurs, c'était hier ou presque. Les plaies sont encore à vif, il ne suffit pas de grand-chose pour éveiller les blessures dans le désordre de la mémoire. La mémoire, c'est comme du sel qu'on jette sur les cicatrices...
C'est l'été. Entre les sorties de pêche et la fête le soir en bord de mer, les jours passent avec lenteur. Parfois au loin une chanson s'élève en sourdine dans l'air moite. Pour le narrateur, c'est l'été de ses seize ans. Brusquement, il est admis à entrer dans un autre monde, celui de s'approcher des jeunes filles, espérer un baiser et peut-être plus encore...
Le passé des personnages surgit parfois empli comme une vague, comme le sirocco que l'on voit s'éveiller et souffler brusquement venant du large, celui que l'on craint ; c'est un passé chargé d'échos et de douleur.
Caia aussi, derrière l'insolence de sa jeunesse, traîne derrière elle un passé qui la hante comme une ombre qui passe de temps en temps dans ses yeux, éteint un bref instant le soleil qui s'y penchait. Il y a le souvenir de son père qu'elle retrouve dans les yeux du narrateur et contre toute attente, c'est un tout autre amour qui naît entre ces deux-là... quelque chose de presque filial, un lien secret, invisible, comme une promesse, quelque chose qui protège du malheur.
Il y a dans ce récit initiatique, solaire, quelque chose qui tient d'une étrangeté presque onirique. L'écriture poétique d'Erri de Luca enrobe les gestes de ce garçon et de cette fille qui font l'apprentissage d'un amour pas comme les autres.
J'ai aimé ce récit d'un premier amour raconté avec beaucoup de délicatesse, comme une manière de dénoncer la barbarie humaine. Tendre et bouleversant à la fois.