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Jacques Prévot (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070425013
432 pages
Gallimard (21/10/2004)
3.56/5   95 notes
Résumé :
L'Autre Monde est le récit d'un double voyage dans l'espace vers Les Etats et Empires de la Lune et vers Les Etats et Empires du Soleil. Il est en cela le roman du monde tel que la nouvelle science et l'astronomie naissante permettent de l'imaginer, infini et habité, et où la Terre n'est qu'une planète parmi les autres. Mais malgré l'ingéniosité des machines-à-voler et la forte présence de la science, ce n'est pas un roman de science-fiction. Le voyageur doit là-hau... >Voir plus
Que lire après Les Etats et Empires de la Lune ; Les Etats et Empires du Soleil : Suivi du Fragment de physiqueVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (11) Voir plus Ajouter une critique
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C'est en digne philosophe du mouvement des libertins érudits que Cyrano de Bergerac nous offre cette oeuvre majeure, autrement appelée l'Autre Monde (L'Autre monde ou Les États et Empires de la lune et du soleil ou encore Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil), oeuvre que les philosophes renvoient volontiers à la littérature, d'où l'habitude prise d'y déceler un soi-disant proto-roman d'anticipation. Alors que dire de Tchouang Tseu ne sachant plus s'il rêvait qu'il était un papillon ou un papillon rêvant qu'il était lui-même, y verrait-on de la science fiction ? Il n'y a pas plus d'anticipation ici que dans les utopies de Thomas More et de Campanella.

Foisonnant panthéisme enchanté et singulier, à la fois roman d'aventure et conte philosophique, métamorphose permanente nous semant pantelants dans les marges, Cyrano de Bergerac dans ce livre nous mène par le bout de notre petit nez en nous dépouillant de nos habitudes chrétiennes et nous offre tout l'éventail de sa philosophie de libertin : monde immanent que dieu contient et qui contient Dieu, âme matérielle et mortelle, statut de l'homme soudain descendu de son piédestal chrétien pour apprendre l'enseignement de la Nature (le Deus seu Natura de Spinoza s'annonce à grands pas), altérité prise dans la diversité, questionnement du réel et de la vérité hors du religieux…

La course folle de son style, de ses inversions de valeurs et de ses prises de distance (planétaires donc intellectuelles) sont à l'image de son personnage et de sa vie : clair obscur, bouillonnant soleil et face cachée.
Jouant des distorsions, souvent initiatique, Cyrano de Bergerac se pose en observateur de son temps, de ses moeurs et de sa morale en travestissant le vrai dans la fiction et l'irréel dans la vérité, obsession que l'on retrouve chez tous les penseurs libertins érudits. Avec mille personnages, mille situations, mille métamorphoses, révisant la mythologie grecque et judéo chrétienne, le tout sur un ton poétique malicieux et renversant, ce cabinet de curiosités joue avec notre optique et nos points de vue pour penser autrement et proposer une alternative aux perspectives chrétiennes, ses illusions, ses vérités fictives, sa morale et ses artifices.

Présenter, à la suite de cette oeuvre philosophique, une étude ardue de physique pure littéraire (inachevée) de Cyrano est plus que pertinent pour dire combien ce penseur est un enfant de son siècle, siècle pétri d'une passion pour penser le monde d'une façon matérielle et raisonnée, à cent lieues de l'étouffante scolastique des intellectuels religieux et des commentateurs platoniciens et aristotéliciens chrétiens. Il s'y interroge d'ailleurs sur les conditions de la connaissance et montre qu'il est un grand connaisseur des sciences de son époque. Cyrano de Bergerac annonce avec ses collègues libertins érudits tous déistes, ou fidéistes voire panthéistes comme lui, tous autant philosophes que scientifiques, l'avènement du grandiose péril spinoziste puis celui des Lumières.
Lien : https://tandisquemoiquatrenu..
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En voilà un livre qui défie les catégories littéraires ! Les voyages intersidéraux de Cyrano de Bergerac sont parfois considérés comme précurseurs de la science-fiction. Mais s'il y a là effectivement de la fiction fondée sur la science, on trouve au moins autant de merveilleux, de vulgarisation scientifique, de parodie, de débats philosophiques, etc. Tout d'abord, c'est avec la plus grande rigueur démonstrative que le narrateur nous explique les moyens farfelus qu'il met en oeuvre pour tenter de marcher sur la Lune dès le XVIIème siècle (flacons de rosée censés l'entraîner dans leur évaporation, machine volante… Rostand s'en souviendra et en ajoutera d'autres dans la scène 13 de l'acte III de sa fameuse pièce inspirée de la vie de l’auteur). Et comme de bien entendu, ces techniques impossibles sont couronnées de succès … quoique pas toujours exactement comme prévu ! Ces envolées merveilleuses amènent le narrateur dans des univers bien loin des cratères blanchâtres et désolés de la Lune ou de la fournaise du Soleil tels que nous les connaissons. Il visite des mondes régis par l'imagination, théâtres de dialogues insolites et souvent iconoclastes avec des extraterrestres très divers, parfois directement issus de la planète bleue (donc pas si extraterrestres). Dans ces longues traversées théoriques globalement compréhensibles mais pas toujours très digestes (à ne pas lire en janvier en période de galette… oups, ce fut mon cas…), on passe en revue les connaissances scientifiques les plus avancées de 1650 (de Galilée à Descartes), mais on les mêle à des paradigmes dépassés de la Grèce antique. Un fourre-tout contradictoire qui rend le narrateur d'abord confus et passif (sur la Lune), puis sceptique et soupçonneux (sur le Soleil), si bien que le lecteur est naturellement invité à prendre du recul vis à vis des dogmes.

L'une des principales idéologies victime de cette distance ironique s'avère être l'anthropocentrisme. Cyrano intente littéralement un procès à cette vision du monde, puisque chez certains habitants de l'Autre monde, le simple fait d'être un homme constitue un crime capital. Pour l'utopie, on repassera ! Les préjugés et l'aversion pour la différence demeurent, même au-delà de la Terre. L'alter ego de Cyrano est indifféremment condamné d'un monde à l'autre, tant sa posture de libre-penseur dérange ici et là-haut.

La première rencontre avec l'un des habitants de la Lune est une déclaration d'intention éloquente, puisqu'il « a l'impudence de railler sur les choses saintes » en discutant avec le prophète biblique Hélie au sein d'un paradis terrestre reconstitué. Sans surprise, ce passage fut censuré dans la publication originelle. Ainsi la fiction reflète-t-elle la posture de Cyrano dans un monde où la monarchie (bientôt absolue) tolère mal des hurluberlus tels que lui. Étranger dans son pays comme dans les autres mondes, l'avatar littéraire de Cyrano est livré à l'entropie. Le savoir est incertain. Il suppose une adaptation permanente, une remise en cause des raisonnements faussés par l'étroitesse de l'entendement humain.

J'ai préféré dans l'ensemble le voyage vers le Soleil, qui délaisse quelque peu la vulgarisation scientifique pour renforcer les références aux mythes antiques et les images poétiques, composant une véritable géographie allégorique où le mouvement est primordial : mouvement des âmes attirées par le soleil, métamorphoses et envol de ses habitants, et épanchement des fleuves primordiaux de la Mémoire, de l'Imagination et du Jugement autour du lac du sommeil et des fontaines des cinq sens. On est loin de la construction un peu guindée de beaucoup d’utopies fondées sur la vertu, la régulation des passions, etc. Cyrano crée un monde bien à lui, où l'instabilité, la sérendipité restituent les aléas du réel et permettent de moquer les auteurs et les idéologies ayant prétendu tout expliquer et tout englober en leur pensée, tels Descartes, dont l'apparition attendue sera finalement snobée par l'auteur, qui achève donc son texte en queue de poisson. Cela mériterait-il un procès ?

PS : cette idée de lecture m'est venue d'une (L)utopie contemporaine, que je remercie)
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Parfois la fiction nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Parfois, c'est le contraire. Ainsi, je m'étais toujours imaginé que le Cyrano de Rostand n'était sorti que de l'imagination du romancier, à l'image de Jean Valjean, David Copperfield ou Julien Sorel.
Pourtant Savinien de Cyrano de Bergerac a réellement existé, mort en 1655 à l'âge de 36 ans.
Ecrivain, poète mais aussi féru de sciences dans un siècle où l'on cherchait à découvrir le sens des choses, d'y voir plus clair dans l'ombre de la matière ou encore comment tout cela était organisé. A une époque où la science balbutiante était encore impuissante à expliquer, à démontrer par l'expérience, il ne fallait compter que sur la seule raison pour expliquer quelques phénomènes majeurs. L'ombre de Descartes plane sur le roman.
Les empires du soleil et de la lune, c'est Jules Verne trois siècles plus tôt, mais c'est surtout le prétexte d'une critique sans concession de la société d'alors, encore engluée dans les superstitions religieuses ou païennes.
Visionnaire à plus d'un titre, ce voyage interstellaire s'appuie sur de vraies constantes physiques, à partir desquelles la poésie et l'imagination peut alors prendre le relais. On découvre un monde où l'on parle en musique en ce qui concerne la haute société ou, plus simplement, par gestes et mimiques. Un monde où on se contente de se nourrir de fumets et vapeurs en guise d'aliments : c'est plus sain et aussi nourrissant. On flirte avec le burlesque lorsque, à la chasse aux pigeons, ceux-ci tombent à la fois rôtis et assaisonnés grâce à l'emploi de fusils révolutionnaires.
Cyrano, par le biais de ses personnages lunaires ou solaires, permet le changement de point de vue qui met en perspective nos us et coutumes, jusqu'à parler de végétarisme et remettre en question la déférence que l'on doit aux ainés lors d'une thèse bien sentie sur ce que l'on doit plutôt à nos enfants.
Récréatif et jubilatoire lorsqu'il décrit ces empires où la seule monnaie se réduit à payer en vers (Rostand s'en serait-il inspiré pour son personnage de Ragueneau?).
Cyrano serait-il le tout premier écologiste?
En revanche, on rencontre quelques lourdeurs quand les théories s'embourbent dans de trop longues explications.

Enfin, bien que la langue du XVIIème ait été modernisée pour faciliter la compréhension (ce n'est pas le cas de l'appendice sur les lois de la physique et quiconque y jettera un oeil comprendra de quoi je parle), les mots ont été conservés et c'est un bonheur et un ravissement pour tous les amateurs d'étymologie et amoureux des mots.
On se rend alors compte qu'ils évoluent au fil des siècles comme un visage change en prenant de l'âge. Ainsi les émotions étaient plus géographiques à l'époque et indiquaient un déplacement bien réel… on peut faire le rapprochement avec le mot Transport qui désigne sensiblement la même chose actuellement mais qui, à l'époque et jusqu'au XIXème, indiquait des changements d'humeur (l'émotion). Joli exemple de chassé croisé.
Juste retour des choses et prix à payer : le texte est ainsi truffé de notes, ralentissant d'autant la lecture.
Bien entendu le roman est inachevé : on ne croisera donc pas Descartes, une rencontre ratée qui laissait pourtant présager de grands moments philosophiques.
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Considérées parfois comme relevant du genre de la science-fiction, ces "Histoires comiques" s'inscrivent plutôt dans la lignée du roman parodique baroque, initiée par Don Quichotte en 1605 et continuée en France par Sorel (Le Berger extravagant) ou Scarron (Le Roman comique). Quant au contenu, Cyrano reprend directement l'idée de L'Homme dans la Lune de Francis Godwin publié en 1638. Comme lui, ce voyage fantaisiste est l'occasion d'un décalage dans la fiction permettant de débattre librement des questions de physique et de philosophie qui pourraient être condamnées par l'Église (Galilée est condamné en 1633). Outre l'explication et la légitimation par la logique des thèses scientifiques de ses contemporains concernant l'astrologie (les mouvements des planètes, l'infini de l'espace, le vide…), la biologie et la physique (la nature des corps, les particules, les cinq éléments…), l'oeuvre de Cyrano est avant tout de nature satirique et non réaliste, avec pour commencer cette parodie du Jardin d'Éden. En cela, Cyrano est clairement l'héritier des Histoires Vraies de Lucien de Samosate (IIe siècle) dont les voyages dans l'estomac d'une baleine, sur des îles merveilleuses ou dans l'espace, influencèrent Rabelais, Swift, Voltaire, Collodi (Pinocchio) ou encore Eiichiro Oda (One Piece). La rencontre avec des Séléniens civilisés habitant la Lune, vivant à quatre pattes et ayant des moeurs totalement contraires à celles des hommes, propose au lecteur un miroir inversé, changement de point de vue sur la civilisation, décentrement, relativisation des normes et des valeurs morales considérées alors comme universelles : l'autorité du père, la virginité et l'abstinence, la supériorité de l'homme sur l'animal, l'immortalité de l'âme… En luttant contre le dogmatisme de l'Église qui empêche les avancées de la connaissance et la recherche du bonheur, Cyrano se place dans la perspective épicurienne ou libertine de son maître Pierre Gassendi, et fait circuler des idées qui pouvaient paraître tout à fait extravagantes ou choquantes à ses contemporains alors qu'elles sont devenues l'objet de luttes sociales et idéologiques : les libertins du XVIIIe comme Sade ont milité pour la liberté sexuelle, les anarchistes remettent en question la domination masculine et paternelle, les anthropologues la domination d'une culture sur une autre, les décroissants de l'homme sur la nature...

L'authenticité du voyage dans le Soleil a parfois été contestée. C'est pourtant la suite logique. Après avoir mis à mal les repères de la raison dans Les États et Empires de la Lune, Cyrano développe en tout sens l'horizon de la connaissance humaine dont on pourrait disposer en osant libérer la parole scientifique et philosophique, et donc le potentiel de penser. La persécution dont son personnage Dyrcona est victime et qui l'oblige à fuir jusque dans le Soleil, rappelle les parcours de Giordano Bruno (brûlé par l'Église en 1600) et de Campanella (qui passe vingt-sept ans en prison et y écrit son utopie La Cité du Soleil). le royaume des oiseaux où se déroule un nouveau procès s'inspire-t-il en quelque chose de la Conférence des Oiseaux du poète soufi Farid al-Din Attar ? Ces oiseaux qui jugent et condamnent le voyageur au nom de la civilisation à laquelle il appartient parce que celle-ci les persécute, et aussi en raison de son mode de vie, représenteraient aisément une culture voisine comme celle du monde musulman. Son sauvetage par un oiseau qu'il a aidé un jour fait penser à l'univers des contes mais montre aussi comme l'amitié et la tolérance devraient surpasser la communauté de croyance. En même temps, ces oiseaux revanchards symbolisent et dénoncent de manière totalement avant-gardiste le mauvais traitement que les hommes font subir aux animaux (Bruno s'était fait végétarien après Pythagore et Plutarque...) et cette nature qui pourrait bien être tentée de se venger... le Soleil, élément divin représentant l'absolu, l'ultime élévation, le lieu d'un idéal comme chez Campanella, pourrait bien être interdit d'accès à des humains intolérants, fermés d'esprit, guerriers, avides...
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j'ai lu ce roman dans le cadre de mon cours de littérature en philosophie. même ressenti qu'après avoir lu du Diderot ou du Voltaire, je me sens tout simplement "remplie" d'une vision nouvelle. de fait, ce roman est absolument passionnant. mes moments préférés sont ceux où le protagoniste converse avec les habitants des différentes planètes qu'il visite. comme le résumé l'indique, le fonctionnement de ces sociétés fictives permet de questionner la notre et de la mettre en perspective. j'en suis sortie avec des étoiles dans les yeux.

"L'Autre Monde" est divisé en deux : d'un côté "Les États et Empires de la Lune" et de l'autre "Les États et Empires du Soleil". j'ai particulièrement aimé le premier.

j'ai aussi relevé de nombreuses métaphores très percutantes : le style de l'auteur m'a bien plu. d'ailleurs, écrit au XVIIème siècle, je me demande si Voltaire ne s'en serait pas inspiré pour ses propres oeuvres. j'avais appris en étudiant Cyrano de Bergerac (je parle bien de l'auteur et non pas du personnage de Rostand !) que son oeuvre est oubliée du plus grand nombre. alors, si vous vous intéressez aux oeuvres des Lumières, n'hésitez pas à découvrir ce roman qui annonce déjà les interrogations du XVIIIème siècle !

(issu de mon compte Instagram @l.iris.me)
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Citations et extraits (22) Voir plus Ajouter une citation
Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles ; et j’alléguais pour exemple d’une bien plus forte politique les coutumes de notre Europe, où le monarque n’avait garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre ; et voici comme elle me parla :
« Apprenez-moi, me dit-elle, vos princes ne prétextent-ils leurs armements que du droit de force ?
- Si fait, lui répliquai-je, de la justice de leur cause.
- Pourquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non suspects pour être accordés ? Et s’ils se trouvent qu’ils aient autant de droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étaient, ou qu’ils jouent en un cent de piquet, la ville ou la province dont ils sont en dispute. Et cependant qu’ils font casser la tête à plus de quatre mil-lions d’hommes qui valent mieux qu’eux, ils sont dans leur cabinet à goguenarder sur les circonstances du massacre de ces badauds. Mais je me trompe de blâmer ainsi la vaillance de vos braves sujets : ils font bien de mourir pour leur patrie ; l’affaire est importante, car il s’agit d’être le vassal d’un roi qui porte une fraise ou de celui qui porte un ra-bat.
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En conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’une infirme sexagénaire ? Ce pauvre hébété dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination se conduit sur l’exemple des heureux succès et cependant c’est la Fortune qui les a rendus tels contre toutes les règles et toute l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement, il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre monde en fasse un apanage à la vieillesse ; et pour le désabuser, il faut qu’il sache que ce qu’on appelle en un vieillard prudence n’est qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre qui l’obsède. (…) « Mais, direz-vous, toutes les lois de notre monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards ? Il est vrai ; mais aussi tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignaient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avaient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions un mystère de ce qu’ils n’ont pu prouver.
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Par votre foi, y a-t-il quelque place sur votre corps plus sacrée ou plus maudite l’une que l’autre ? Pourquoi commets-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon ? Est-ce à cause qu’il y a du chatouillement ? Je ne dois donc pas me purger au bassin, car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté ; ni les dévots ne doivent pas non plus s’élever à la contemplation de Dieu, car ils y goûtent un grand plaisir d’imagination. En vérité, je m’étonne, vu combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentements des hommes, que vos prêtres n’ont fait un crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent ; avec tout cela, j’ai remarqué que la prévoyante Nature a fait pencher tous les grands personnages et vaillants et spirituels, aux délicatesses de l’Amour, témoins Samson, David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne ; était-ce afin qu’ils se moissonnassent l’organe de ce plaisir d’un coup de serpe ?
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Ne déferez-vous jamais votre bouche aussi bien que votre raison de ces termes fabuleux de « miracles » ? Sachez que ces noms-là diffament le nom de philosophe. Comme le sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive ou qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abominer toutes ces expressions de miracles, de prodiges, d’évènements contre nature qu’ont inventées les stupides pour excuser les faiblesses de leur entendement.
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Envol à Colignac

Une nuit des plus fâcheuses qui fut jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levay aussi-tost que l’aurore : et pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit estoit encor offusqué, j’entrai dans le jardin où la verdure, les fleurs et les fruits, l’artifice et la nature, enchantoient l’âme par les yeux; lors qu’en mesme instant j’apperceus le marquis qui s’y promenoit seul dans une grande allée, laquelle coupoit le parterre en deux; il avoit le marcher lent et le visage pensif. Je restay fort surpris de le voir contre sa coutume si matineux : cela me fit haster mon abord pour luy en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes dont il avoit esté travaillé, l’avoient contraint de venir plus matin qu’à son ordinaire guérir un mal au jour que luy avoit causé l’ombre. Je luy confessay qu’une semblable peine m’avoit empesché de dormir, et je luy en allois conter le détail; mais comme j’ouvrois la bouche, nous apperceûmes, au coin d’une palissade qui croisoit dans la nostre, Colignac qui marchoit à grands pas. De loin qu’il nous apperceut : «Vous voyez, s’écria-t-il, un homme qui vient d’échaper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. À peine ay-je eu le loisir de mettre mon pourpoint que je suis descendu pour vous le conter; mais vous n’estiez plus ny l’un, ny l’autre, dans vos chambres; c’est pourquoy je suis acouru au jardin, me doutant que vous y seriez.» En effet, le pauvre gentilhomme estoit presque hors d’haleine. Si-tost qu’il l’eut reprise, nous l’exhortâmes de se décharger d’une chose qui, pour estre souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup. «C’est mon dessein, nous répliqua-t-il, mais auparavant assoiyons-nous.» Un cabinet de jasmins nous présenta tout à propos de la fraischeur et des siéges; nous nous y retirâmes, et chacun s’estant mis à son aise, Colignac poursuivit ainsi : «Vous sçaurez qu’après deux ou trois sommes durant lesquels je me suis trouvé parmy beaucoup d’embarras, dans celuy que j’ay fait environ le crépuscule de l’aurore, il m’a semblé que mon cher hoste que voilà estoit entre le marquis et moy, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir qui n’estoit que de testes nous l’est venu tout d’un coup arracher. Je pense mesme qu’il l’alloit précipiter dans un bûcher allumé proche de là, car il le balançoit déjà sur les flammes : mais une fille semblable à celle des muses qu’on nomme Euterpe, s’est jettée aux genoux d’une dame, qu’elle a conjuré de le sauver (cette dame avoit le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la nature). À peine a-t-elle eu le loisir d’écouter les prières de sa suivante, que toute étonnée : «Hélas! a-t-elle crié, c’est un de mes amis.» Aussi-tost elle a porté à sa bouche une espèce de sarbatane, et a tant soufflé par le canal sous les pieds de mon cher hoste, qu’elle l’a fait monter dans le ciel, et l’a garanty des cruautez du monstre à cent testes. J’ay crié après luy fort longtemps, ce me semble, et l’ay conjuré de ne pas s’en aller sans moy, quand une infinité de petits anges tous ronds qui se disoient enfans de l’aurore m’ont enlevé au mesme païs, vers lequel il paroissoit voler, et m’ont fait voir des choses que je ne vous raconteray point, parce que je les tiens trop ridicules.» Nous le suppliâmes de ne pas laisser de nous les dire. «Je me suis imaginé, continua-t-il, estre dans le soleil, et que le soleil estoit un monde. Je n’en serois pas mesme encore désabusé sans le hanissement de mon barbe (1), qui, me resveillant, m’a fait voir que j’estois dans mon lit.» Quand le marquis connut que Colignac avoit achevé : et vous, dit-il, Monsieur Dyrcona, quel a esté le vostre? – Pour le mien, répondis-je, encor qu’il ne soit pas des vulgaires, je le mets en conte de rien. Je suis bilieux, mélancolique, c’est la cause pourquoy, depuis que suis au monde, mes songes m’ont sans cesse représenté des cavernes et du feu. Dans mon plus bel âge il me sembloit en dormant que, devenu léger, je m’enlevois jusqu’aux nuës pour éviter la rage d’une troupe d’assassins qui me poursuivoient; mais qu’au bout d’un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontroit toûjours quelque muraille, après avoir volé par dessus beaucoup d’autres, au pied de laquelle, acablé de travail, je ne manquois point d’estre arresté : ou bien si je m’imaginois prendre ma volée droit en haut, encor que j’eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le ciel, je ne laissois pas de me rencontrer toûjours proche de terre; et contre toute raison, sans qu’il me semblast estre devenu ny las, ny lourd, mes ennemis ne faisoient qu’étendre la main pour me saisir par le pied et m’attirer à eux. Je n’ay guère eu que des songes semblables à celuy-là depuis que je me connois; horsmis que cette nuit, après avoir long-temps volé comme de coustume et m’estre plusieurs fois échapé de mes persécuteurs, il m’a semblé qu’à la fin je les ay perdus de veuë, et que dans un ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j’ay poursuivy mon voyage jusques dans un palais où se composent la chaleur et la lumière. J’y aurois sans doute remarqué bien d’autres choses, mais mon agitation pour voler m’avait tellement aproché du bord du lit que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plastre, et les yeux fort ouverts. Voilà, messieurs, mon songe tout au long, que je n’estime qu’un pur effet de ces deux qualitez qui prédominent à mon tempérament; car encor que celuy-cy difère un peu de ceux qui m’arrivent toûjours, en ce que j’ay volé jusqu’au ciel sans rechoir, j’attribuë ce changement au sang qui s’est répandu par la joye de nos plaisirs d’hyer, plus au large qu’à son ordinaire, a pénétré la mélancolie et luy a osté, en la soulevant, cette pesanteur qui me faisoit retomber; mais après tout, c’est une science où il y a peu à deviner. – Ma foy, continua Cussan, vous avez raison, c’est un pot pourry de toutes les choses à quoy nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d’espèces confuses, que la fantaisie qui dans le sommeil n’est plus guidée par la raison nous présente sans ordre, et dont toutefois en les tordant nous croyons épreindre le vray sens, et tirer des songes comme des oracles une science de l’avenir; mais, par ma foy, je n’y trouvois aucune autre conformité, sinon que les songes comme les oracles ne peuvent estre entendus. Toutefois, jugez par le mien, qui n’est point extraordinaire, de la valeur de tous les autres. J’ay songé que j’estois fort triste, je rencontrois partout Dyrcona qui nous réclamoit. Mais sans davantage m’alambiquer le cerveau à l’explication de ces noires énigmes, je vous développeray en deux mots leur sens mystique : c’est par ma foy qu’à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que, si j’en suis crû, nous irons essayer d’en faire de meilleurs à Cussan. – Allons-y donc, me dit le comte, puisque ce trouble-feste en a tant d’envie. Nous délibérâmes de partir le jour même.
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Vidéo de Savinien de Cyrano de Bergerac
"En jouant, en écrivant Molière & Cie" paru aux Editions du Seuil
« le quatre centième anniversaire de la naissance de Molière a donné lieu à quantité de publications, de représentations, de manifestations diverses pendant un an. J'ai rédigé des préfaces et des notes personnelles, répondu à des journalistes, joué Orgon dans Tartuffe et repris deux mises en scène des Fourberies de Scapin et du Bourgeois gentilhomme. J'appartiens à la Comédie-Française dont Molière est le saint patron, l'emblème et l'apanage. Ma fréquentation de l'oeuvre s'est finalement à peine intensifiée cette année-là en regard des années précédentes, mais la publicité générale que produit une commémoration m'a fait réfléchir, a suscité des questions dont ce livre est le résultat, la collection, le prolongement. Il est fait aussi et surtout du goût, de l'appétit, du besoin presque buccal que j'ai de Molière. » Denis Podalydès
Denis Podalydès est sociétaire de la Comédie- Française depuis 2000. Il a mis en scène une quinzaine de pièces, parmi lesquelles "Cyrano de Bergerac" (cinq Molières en 2007, dont celui de metteur en scène). Également acteur au cinéma, il lit et enregistre régulièrement des oeuvres littéraires : Proust, Céline, Diderot, Jack London (Grand Prix du livre audio La Plume de Paon pour "Martin Eden" en 2020). Il est l'auteur de "Scènes de la vie d'acteur" (Seuil, 2006), "Voix off" (Mercure de France, Prix Femina essai 2008), "La Peur Matamore" (Seuil/Archimbaud, 2010) et de l'Album Shakespeare (La Pléiade, 2016).
Rencontre animée par Simon Daireaux
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