« Bonjour les Babélionautes ! Aujourd'hui, je vous propose de célébrer le mois de décembre avec une lecture parfaitement adaptée à cette ambiance de préparation de fêtes : une tragédie ! Comment ? Ce n'est pas du tout adapté à l'ambiance ? Bon, d'accord, vous avez raison. Mais j'ai rédigé l'intro à la façon d'un conte de fées. Prenez donc à partir du paragraphe dessous votre plus belle voix de conteur pour
Rodogune, de
Pierre Corneille.
Il était une fois dans une Syrie fantasmée un roi, Nicanor, et une reine, Cléopâtre. Ils avaient deux fils, deux jumeaux, princes dotés de toutes les vertus, et étaient très heureux. Un jour, le roi partit affronter les Parthes, laissant sa femme avec leurs deux enfants seuls au palais. Cléopâtre apprit bientôt que son époux et roi avait été tué par ses ennemis.
Sur ce, Tryphon, un vil félon, prit alors les armes et se lança à la conquête du pouvoir ! Isolée, affolée, Cléopâtre n'eut d'autre choix que d'épouser le frère de feu son mari, afin que le royaume retrouvât sa stabilité ! Et le frère parvint en effet à mater Tryphon l'infâme.
Hélas, les ennuis de la reine ne s'achevèrent pas là. Sentant que l'oncle n'éprouvait guère d'amour pour les héritiers légitimes du trône, la malheureuse mère envoya ses fils en Egypte, pour les protéger d'éventuelles tentatives de meurtre.
Le temps passa, l'oncle poursuivit la guerre contre les Parthes et périt au combat. Cléopâtre, soulagée, put retrouver ses fils bien-aimés, qu'elle rappela d'Egypte. Allaient-ils enfin vivre heureux ? Hé non ! On ne le savait pas encore, mais le roi Nicanor n'était pas mort ! Il était seulement fait prisonnier et filait le parfait amour avec
Rodogune, une princesse parthe. Il revint, bien décidé à punir Cléopâtre d'avoir épousé un autre homme, sourd à ses suppliques et explications !
-Ah, le mort qui revient, le bon vieux truc des feuilletons américains ! On n'a décidément rien inventé !
-Méchante Déidamie, on n'interrompt pas ! Cléopâtre, mue par un sens d'autoconservation extraordinaire, régla le problème et fit de
Rodogune sa prisonnière.
Si vous êtes toujours là, vous pouvez reprendre votre voix normale. Tout ceci, c'est ce qui se passe AVANT la pièce. Désolée, je n'ai pas trouvé plus simple pour vous expliquer l'histoire.
Or donc les princes jumeaux, Antiochus et Séleucus, s'éprirent tous les deux de la belle princesse et rechignaient à prendre la couronne s'ils devaient pour cela renoncer à l'amour. Cléopâtre leur proposa un marché : celui qui tuera
Rodogune deviendra roi.
Rodogune, assez peu enthousiasmée par cette perspective, riposta avec le plan suivant : elle épousera celui qui tuera Cléopâtre.
-Et moi qui me plaignais de l'ambiance aux repas de famille… Bon !
Rodogune n'est pas aussi connue que
le Cid, et pour cause : ce truc est illisible ! La légèreté de ce texte se compare à celle de la Grande Pyramide. Rien que l'exposition coûte deux scènes entières. Et n'espérez pas tirer une belle citation fluide et aérienne comme dans la pièce consacrée à Rodrigue et Chimène. Les échanges restent lourds, bavards, pesants et… pourquoi tu souris comme une andouille ?
-Parce que j'adore cette pièce ! Je lui ai donné tout mon petit coeur amoureux de la tragédie ! Je la trouve tellement meilleure, plus profonde et grande que
le Cid !
-Et pourquoi, s'il te plaît ?
-Pour une foultitude de raisons ! Lorsque j'ai lu
le Cid, Chimène m'avait amèrement déçue. Elle promettait de jouer un personnage fort et puissant lorsqu'elle jurait de provoquer la mort de son amant et de se tuer ensuite. J'attendais donc qu'elle ourdisse et fomente, qu'elle plaide et poursuive, bref, en un mot comme en cent : qu'elle agisse.
-Et elle fait quoi ?
-Rien du tout ! Elle parle de vengeance et ne fait rrrien. Quel désappointement !
Rodogune, elle, prend des décisions, calcule ses chances, choisit sa stratégie et avance ses pions sur le jeu des trônes, dût-elle piétiner son coeur et son amour. Elle change, d'ailleurs, elle choisit de ne plus attendre ce qu'il va advenir d'elle, elle refuse la passivité. Je la trouve admirable !
-Ah, parce que demander à ses soupirants de tuer leur mère, c'est admirable ?
-Euh… non, ne le faites pas chez vous, les enfants.
La pièce passe une grande partie de son texte à jouer sur les inversions et le dédoublement. le mal devient le bien, le bonheur se mérite à grands renforts de crimes insoutenables, la vertu se change en déshonneur. Obéir à sa mère est vertueux ; assassiner son amour pour un trône avilit. Désobéir à sa reine représente un acte de trahison ; refuser de servir ton amante revient à renoncer à son amour.
Antiochus et Séleucus sont ainsi pris dans un conflit impossible à résoudre, un conflit qui se joue à la fois sur le terrain de la famille (ils doivent le respect à leur mère), sur le terrain politique (ils sont censés obéir à leur reine), sur un plan éthique (tuer, c'est mal, désobéir n'est pas bien) et sur le terrain amoureux (désobéir à sa déesse de l'amour, c'est mal).
-« Déesse de l'amour », rien que ça !
-Mais oui, déesse de l'amour, j'assume. C'est pas moi qui le dit, c'est Antiochus : « Il faut plus de respect pour celle qu'on adore. » Adorer possède deux sens, le premier : « vouer un culte » et le deuxième : « aimer avec passion ». J'ai vérifié, tous deux existaient lorsque
Corneille écrivait, je suis donc convaincue que le choix du verbe ne repose pas seulement sur la rime, mais aussi sur la signification, pour rendre l'amour d'Antiochus plus grand et chevaleresque.
La formule grandit
Rodogune aussi : de princesse esclave, elle devient la divinité, la créature toute puissante de quelqu'un. Moi, je… snif… je trouve ça bô (larme au coin d'un oeil).
-Moi, ça me rappelle XXX-Holic, le manga, ce que tu dis. Quand Watanuki, le perso principal, appelle Himawari sa « déesse du bonheur ».
-Oui, c'est vrai ! Et puis, tu imagines ? Etre en couple avec quelqu'un dont tu serais la divinité ? Quelle idée merveilleuse !
-Je tiens quand même à rappeler aux gens que c'est joli sur le papier, c'est joli dans la tragédie, mais, si votre déité vous inflige plaies, maladies, massacres et calamités, changez-en pour une plus bienveillante. Ou pour le célibathéisme. Comme vous voulez. le temps qu'il vous plaira.
-On digresse quand même pas mal, là… Bon, je reprends !
Quant au dédoublement, motif qui se retrouve tout au long du texte, il se résume à ceci : les personnages jouent double rôle, et ce, malgré eux. Pas double jeu, non, je dis bien double rôle. Les fils aimants se révèlent traîtres, les amants sont aussi des ennemis, et ce, non par leurs actes, mais par ce qu'ils représentent.
Rodogune l'illustre bien avec son « J'aime les fils du Roi, je hais ceux de la Reine ».
Bref, il résulte de ce vaste imbroglio une histoire d'une formidable noirceur, où personne ne peut tenir sa place dans la famille ni dans la hiérarchie : toutes les relations ou presque sont polluées par la haine et les impossibles exigences. Quelle merveille ! En voilà, de la tension et de l'intensité !
Toutefois,
Corneille parvient à conserver de la vertu et de l'héroïsme dans certains de ses personnages, à l'exception de la reine. Cette dernière représente pour moi une seconde Merteuil : une victime coupable de grands crimes, obsédée par son rang et sa vengeance.
Rodogune ne se consomme pas.
Rodogune se lit - du moins pour mon petit cerveau malhabile - avec lenteur, avec soin. La complexité de la langue et de l'intrigue en font une pièce difficile d'accès, un texte qu'il faut patiemment dégager de sa gangue de poussière pour en admirer les subtilités, les jeux de miroirs et de symétrie.
Je ne regrette pas d'avoir accompli ce travail : j'ai découvert une tragédie splendide, chargée d'émotions puissantes portées par des personnages exceptionnels. Et le suspense de la dernière scène est quasi insoutenable. »