Une fois n'est pas coutume : je sors de la littérature pour me tourner vers un essai (j'en lis quelque fois) avec un besoin d'essayer de comprendre « la civilisation qui vient ».
Daniel Cohen est reconnu pour ses capacités à décrypter l'économie et pour son talent de pédagogue.
En quelques chapitres très simples, et dans une première partie intitulée ""L'illusion numérique", il revient sur des notions fondamentales, comme un rappel nécessaire sur ce qu'est l'homme – un corps et un esprit – alors que le « capitalisme de surveillance » se déploie et que »l'anomie politique » nous guette.
Il fait appel à des éléments très concrets de notre vie de tous les jours, comme la référence à la série anglaise « Back Mirror » ou à des auteurs complémentaires, comme
Michel Desmurget pour son livre «
La Fabrique du crétin digital ».
« L'homme numérique (...) est à la fois solitaire et nostalgique, libéral et antisystème. Il est pris dans le piège d'une société réduite à l'agrégation d'individus voulant échapper à leur isolement en constituant des communautés fictives." nous explique-t-il.
« Les hommes vivent au-dessus de leurs moyens psychiques » dit aussi le psychanalyste
Pierre Legendre dans son introduction.
Daniel Cohen réussit à nous présenter la situation très paradoxale dans laquelle nous baignons actuellement. « Décrire la révolution numérique n'est pas faire le récit d'un destin annoncé ou subi » - Ouf ! – « C'est en explorer les virtualités, en mesurer les risques, pour se donner les moyens de la dominer. Là est le véritable enjeu. » Oui, mais comment ?
Joli défi donc qui passe par le rappel qu'un homme est corps et esprit, contrairement à la machine. Il nous rappelle côté esprit notre différence avec les animaux, y compris les singes, en parlant par exemple de l'immense qualité qu'à l'homme de produire de la fiction.
On pense sur ce sujet par exemple au génial «
L'espèce fabulatrice » de
Nancy Huston - et à notre goût commun pour la littérature entre Babeliotes ...
Mais il nous rappelle aussi que nous sommes des émotions et de l'importance du ressenti, contrairement à la machine qui n'a ni corps, ni sentiment, ni imagination. Certes l'intelligence artificielle permet à une machine d'apprendre à apprendre, et elle peut battre un champion d'échec en multipliant l'évaluation de très nombreuses combinaisons en quelques instants. Mais ces machines n'atteindront jamais le nombre de synapses et de neurones qu'utilisent le cerveau humain. Que fait-on de tout cela ?
« Quoi qu'il en soit, la révolution numérique est en marche », nous rappelle-t-il, et on ne peut plus s'y opposer. Il cite également l'excellent
Bruno Patino, dont il faut lire «
La Civilisation du poisson rouge » et maintenant «
Tempête dans le bocal », et explique les phénomènes d'addiction aux réseaux sociaux, et l'impact sur la capacité d'attention. Il parle de Facebook, bien sûr, dont on connaît maintenant le rôle toxique sur les cerveaux, mais aussi des ravages de Tinder côté sexualité.
Un chapitre complet est consacré au « capitalisme de surveillance », dont on pourrait croire naïvement être épargné, contrairement à la Chine ou à d'autres dictatures : pas du tout, nous y sommes nous aussi – un chapitre à méditer, tout celui parle de l' »anomie politique » et ce mouvement de fond qui balaie la société d'aujourd'hui (incapacité de réagir), alors que l'humain perd de plus en plus de valeur économique.
Quel que soit le secteur considéré, moins une firme emploie de personnels, plus elle réussit », nous explique l'économiste, ou comment Netflix ou Google peuvent doubler leur chiffre d'affaires sans personnel supplémentaires.
L'économiste
Thomas Piketty l'a souvent répété : aux Etats-Unis le fléau des temps modernes est cette chute vertigineuse des revenus de la moitié inférieure de la population – qui ne pèse plus que 10% du revenu national, alors que les 1% les plus riches passent de 10 à 20 : les inégalités explosent. La France est en train d'emboiter le pas de ce grand mouvement, alors qu'on tombe dans une « anomie sociale », ou sentiment d'avoir perdu son appartenance à la société, de ne plus comprendre quel rôle on peut y jouer.
Sur le plan politique, cela a aussi des conséquences désastreuses, avec une « haine de la démocratie » qui monte dans bien des états. Au profit de la monté de la « Vox populi » ou, comme le dit
Edgar Morin, « à la progression du manichéisme, des visions unilatérales, des haines et des mépris. »
Heureusement Daniel Cohen, une fois ce constat préoccupant posé, propose une seconde partie intitulée « le retour du réel ». Il rappelle quelques principes humains, comme ce chiffre de 150 personnes comme étant le noyau dur maximum de personnes avec qui on peut interagir – n'en déplaise à Facebook. Il parle aussi de la « réciprocité » qu'aucune machine ne pourra adopter.
Et l'auteur revient sur notre passé pour mieux décrire une société de type « Horizontal/laïque » vers laquelle nous nous dirigeons. Nous sommes dans une mentalité « Postmoderne » avec l'épuisement des grands mythes, l'incrédulité, la fin de la vérité, le savoir devenu marchandise et la culture triomphant définitivement de la nature.
Est-ce si vrai ? On peut en douter, et c'est ce que fera l'auteur dans les 50 dernières pages.
Il prône tout d'abord le retour à un certain « archaïsme », comme tout ce qui peut créer de la cohésion sociale : les partis, les syndicats, ou même les entreprises. Il aimerait que la société de contrôle contemporaine se penche sur la notion environnementale – l'environnement étant le grand absent de la réflexion sur la déferlante numérique. Il aimerait qu'un service d'agences de presse renforcées puisse certifier les sites d'information. Que les appels à la haine ou au meurtre soient dument punis par la loi. Qu'il y ait plus de démocratie numérique.
« Tout a été démocratisé, l'accès au savoir, à la culture… sauf la démocratie elle-même » dit très bien Gille Mentré. Un comble ! Et ce paradoxe encore relevé, qui fait que la société numérique « fait naître une aspiration à la discussion ouverte » (on pense aux mouvements défunts « Nuit debout ») « mais s'avère incapable d'organiser la confrontation nécessaire d'idées contraires. »
Pour conclure l'auteur nous annonce que « Winter is coming ».
La crise du COVID, la Guerre en Ukraine, et surtout les risques climatiques (de mon point de vue pas suffisamment mis en lumière par l'auteur, même s'il consacre un chapitre intitulé « L'horloge climatique ») nous amène à « l'ère des catastrophes ». Si nous n'y prenons garde, nous filons tout droit vers l'effondrement. Et nous sommes tous comme les acteurs du film « Don't look up » à se tenir dans un déni cosmique sans réagir.
Dans un monde où « cinquante concepteurs prennent des décisions pour 2 milliards de personnes », nous avons laissé filé notre liberté et se sommes livrés pieds et mains liés à un avenir dont nous ne voulons pas.
Que reste-t-il comme espoir ? Les femmes, et leur possibilité de choisir de concevoir, l'amour maternel, qui ne pourra jamais être reproduit, et des institutions qu'il faut sauver, comme celle l'université, la démocratie et enfin la capacité de l'homme à comprendre ce qui se passe - et ensuite à agir.
Un ouvrage nécessaire donc, pour trouver une voie qui nous permette d'accomplir l'utopie à laquelle la révolution numérique nous a fait rêver : celle d'un monde de liberté.
A nous de jouer.