2024. Dans une Amérique en déliquescence, Lauren et sa famille tâchent de survivre face à ce monde qui sombre dans le chaos...
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La Parabole du Semeur'' est le premier livre de Octavia Butler que je lis, mais j'en entends beaucoup de bien depuis bien des années. Elle est souvent qualifiée d'autrice exceptionnelle, et ses livres d'absolument géniaux. C'est donc avec une certaine attente que j'ai ouvert celui-ci. Une attente vague par contre, je pensais lire quelque chose d'à part, de vraiment supérieur en terme de qualité, mais sans avoir de précisions sur ces attentes. J'attendais d'être surprise dans le bon sens donc. Mais malheureusement, ce livre n'a pas été un coup de coeur, loin de là. Précisons tout de suite qu'il est effectivement bon, je ne dirais absolument pas le contraire, mais il m'a laissée sur une impression de malaise qu'il m'a fallu plusieurs jours pour comprendre. Ma critique sera peut-être trop désordonnée, ou trop ordonnée au contraire, mais je vais tâcher de partager au mieux mes ressentis.
1/ Un monde flou.
Tout le début du livre se situe dans un quartier entouré et protégé de hauts murs qui le sépare du reste de la ville, du reste du monde. En sortir est potentiellement dangereux, on se rend rapidement compte que la violence est omniprésente à l'extérieur. Les chiens sont redevenus sauvages, les hommes aussi. Aucun déplacement ne se fait seul ou sans arme, tout le monde est susceptible d'être un ennemi mortel. Dès le début, j'ai donc été emportée par cette atmosphère sombre, angoissante, violente. L'intérieur de ce petit quartier apparaît comme un ultime îlot de civilisation, tandis que tout ce qui se situe en dehors est diabolisé. On dit que le président Donner veut faire si, à dit ça. On dit que les grandes compagnies esclavagent les gens. On dit qu'on est en pleine catastrophe climatique. Sauf que rapidement, on se rend compte qu'aucune information n'est réelle, vérifiée, concrète. Dans son journal, Lauren rapporte des on-dit, retranscrit les avis des gens qui l'entourent, mais jamais on ne sait réellement ce qui se passe.
On nous parle ainsi du manque d'eau dramatique, et pourtant nous ne verrons personne mourir de soif, de même qu'il est certes mentionné plusieurs fois qu'il fait chaud, mais jamais cette sensation ne sera aussi vivace que dans ''Soleil Vert'' par exemple. Même durant le long exil de Lauren vers le nord, l'eau ne sera pas un problème. A un moment, il sera bien mentionné que c'est la dernière bouteille qui est ouverte, mais sans que cela n'ait de conséquence vu que les personnages arriveront aussitôt à un lac. Dont le niveau a diminué, certes, mais qui est toujours là pour étancher la soif de quiconque y passe. Partant de là, j'ai eu du mal à saisir ce qu'il se passait réellement : est-ce que l'autrice est restée un peu floue mais que le manque d'eau est réel ? Est-ce que ce manque est naturel (alors qu'il fait chaud mais moins que dans Soleil Vert) ou alors la pénurie est-il organisée par quelqu'un ? Ou alors, est-ce simplement le résultat de la paranoïa des personnages ? Difficile d'en être sûre, il demeure un flou qui malheureusement entoure absolument tout.
On nous parle ainsi du président Donner, mais s'il est entouré de on-dit, on ne sait jamais réellement ce qu'il fait. Il veut stopper le programme spatial, mais l'a-t-il vraiment fait ? Lauren s'en choquera d'ailleurs, mais n'est-ce pas raisonnable vu la situation sanitaire et sociale ? On apprend aussi que des compagnies achètent des villes, que le père de Lauren pense qu'il s'agit d'esclavage, mais en est-ce vraiment ? Les USA sont littéralement en train de s'effondrer, c'est à se demander si une administration d'état existe encore dans de telles conditions. Bientôt (et c'est déjà étonnant que ce ne soit pas le cas), l'argent ne vaudra plus rien, ce ne sera plus que des pièces et des bouts de papier. Vivre dans une communauté sécurisée, avec de la nourriture et de l'eau, c'est en revanche une richesse qui permet de survivre, que rien ne vient jamais atténuer.
Malheureusement, Lauren ne vient jamais questionner ces on-dit, elle bâtit son regard du monde extérieur dessus. Rien n'est objectif, tout en subjectif. Et si, dans un monde normal, être rémunéré en nature plutôt qu'en argent serait effectivement choquant, je trouve ça un peu simpliste de ne pas se poser la question sous l'angle de ce monde en déliquescence. C'est d'ailleurs l'un des soucis de ce livre : quelque fois, les personnages admettent des comportements amoraux à cause de la situation présente, là où pour d'autres éléments, ils envisagent toujours ce qu'il faut faire en prenant l'ancien monde comme référence. Il en ressort donc un monde extérieur trop flou, trop subjectif, en tout cas à mon goût.
2/ Une héroïne parfaite.
Avouons-le de suite, je n'ai pas ressenti de réelle empathie pour Lauren. C'est sans doute elle plus que tout le reste de l'histoire/ambiance qui a été source de malaise pour moi, et il m'a fallu un peu de recul pour comprendre pourquoi. Jeune fille intelligente, sensible, hyper-empathique, courageuse... elle cumule beaucoup de qualité, réfléchit beaucoup et oeuvre pour le bien de tous. Son intérêt pour la religion la ferait presque passer pour une sainte, et c'est là que le bât blesse : Sainte Lauren n'est pas si parfaite que ça. Tout le long du livre, je me suis rendue compte que pour quelqu'un de très religieux, elle jugeait quand même beaucoup les gens. A vrai dire, elle juge tout, tout le monde, et tout le temps. Elle porte un regard très particulier sur le monde, biaisé pourrait-on dire, mais qui n'est pourtant jamais remis en question ou presque. Quoi que dise Lauren, elle a raison. Peut-être pas maintenant, mais à terme l'histoire lui donnera forcément raison quand même.
Ainsi quand elle parle de préparer des paquetages de survie, l'idée prend de suite une ampleur que j'ai trouvé exagérée : c'est la fin du monde, les gens se sont murés pour ne pas vivre avec le reste des humains, ils sont tous armés et prêts à dézinguer leurs prochains... mais préparer un sac, c'est trop pour eux ? Même le père - qui pourtant enterre de l'argent dans le jardin - demande à sa fille de ne pas inquiéter les gens. La communauté vit littéralement dans la paranoïa, la peur et le dégout des humains qui ne vivent pas dans leur quartier, on constate la violence qui y règne. Institutionnalisée et présentée comme étant ''pour le bien de la communauté'' mais la violence reste tout de même la violence. J'avoue que ce moment m'a fait un peu décrocher : au final, Lauren propose juste de préparer un sac de secours, pas de creuser des bunker ou de fabriquer une bombe atomique dans son jardin, et pourtant le rejet de son idée est absolue. Même quand les feux et les intrusions deviendront plus courants (avec des gens de l'extérieur qui se font tirer dessus et qui meurent), son idée ne sera pas utilisée. Et bien sûr, lorsque le quartier tombe, on se rend compte que Lauren avait raison, que Lauren avait tout compris. Cet aspect m'a paru un peu incohérent, forcé, et sa pseudo résilience à ce moment-là m'est clairement apparu comme de l'hypocrisie. Ce quartier est profondément hypocrite, les gens ne s'aiment pas, ils ont les mêmes vices que les autres humains. La seule chose qui les distingue, c'est la chance qu'ils ont de vivre entourés d'un mur, ce qui ne les empêche pas de juger et critiquer les autres humains qui se sont organisés eux aussi. Et pourtant, Lauren est l'héroïne, pas l'antagoniste. En matière de poutre dans l'oeil, Lauren et son quartier sont de superbes exemples. Et pourtant, le livre ne remet jamais ça en cause, ce qui aurait pu être fait par le biais d'un personnage externe qui aurait pu intervenir pour expliquer que ces humains-là ne valaient ni plus ni moins que les autres.
3/ Sainte Lauren.
Bien que ne croyant pas en Dieu, je trouve que le sujet de la religion est passionnant, et j'aime beaucoup en parler avec des amis qui sont croyants (j'ai même un ami qui a failli devenir prêtre). Dans la pure tradition américaine, les habitants du quartier sont très croyants, mais croyants à leur façon. ''Tu ne tueras point'' semble avoir été un peu oublié au passage, et si l'on peut très bien comprendre la nécessité de défendre sa vie, on constate assez rapidement que prendre une vie ne déclenche aucune culpabilité, aucun dilemme moral. Lauren le dira elle-même plusieurs fois, qu'elle a fait ce qu'elle avait à faire, sans en éprouver de culpabilité ou de remords, comme s'il était finalement très facile de tuer. Même souci pour son père, qui bat quelque fois ses enfants, avec beaucoup de brutalité d'ailleurs, mais c'est ''pour leur bien''. Lorsque Keith et Lauren en parleront, elle ira d'ailleurs jusqu'à défendre son père. Mais battre des enfants, est-ce si bien que ça ? Est-ce moral ? Dans un monde comme celui-ci, n'est-ce pas rajouter du chaos au chaos ? Non, parce qu'ici (comme dans la réalité d'ailleurs), les américains semblent posséder une certaine dualité : on élève la religion au-dessus de tout, mais exclusivement quand ça nous arrange. Si l'autre tue, c'est un monstre, un animal, il sera châtié par Dieu. Mais si l'un des membres de la communauté tue ben... eh oh, c'était le mieux à faire hein, personne ne pourra ne me le reprocher, les autres étaient méchants et moi j'ai rendu la justice de Dieu, j'ai fait le Bien. Là encore, je trouve dans ce genre de respect de la religion à la carte, une forme profonde et dangereuse d'hypocrisie.
Mais si la religion traditionnelle est personnifiée par le père et le reste de la communauté, Lauren s'est inventé la religion. Ou plutôt non, comme elle insistera beaucoup dessus, elle n'a pas inventé, elle a découvert (se permettant même de comparer religion et sciences). D'un côté, j'ai trouvé ça vraiment intéressant qu'elle essaye de s'inventer sa propre religion, son propre code moral finalement, ses espoirs aussi. Elle y mélange des morceaux d'autres religions, des phrases pseudo-philosophiques, un délire spatial, dans un résultat que j'ai trouvé un peu niais et simpliste. Mais au final, si elle choisit d'y croire et que ça l'aide, c'est très bien. Mon souci par contre, c'est quand elle entreprend de convertir des gens, parce qu'encore une fois, sa religion est beaucoup trop simpliste. J'ai eu l'impression de lire les délires pseudo-philosophiques d'une adolescente, ce qu'elle est, et je peine à croire que qui que ce soit puisse décider d'y croire aussi, ou alors c'est que tous ces gens sont vraiment trop influençables. Les preuves de Lauren relèvent d'ailleurs de la mauvaise foi : il y a du changement, Dieu est le changement, donc comme tu constates que le monde change, ça veut dire que tu crois en Dieu. Là encore, c'est hypocrite, et Lauren l'écrit d'ailleurs dans son journal : elle veut pousser les gens à penser à sa religion, elle les convertit petit à petit, en douceur, pour qu'ils ne se rendent même pas compte qu'elle les convertit. Lauren est un gourou de secte, ni plus ni moins.
D'autant plus que dans son entreprise, elle dispose d'un pouvoir ''surnaturel'' qui m'a semblé bien pratique : son hyper-empathie. Présentée comme un handicap, cette hyper-empathie ne se réveille pas tout le temps (ça m'a choquée à plusieurs reprises d'ailleurs), et si elle peut ressentir souffrances et plaisirs des autres, elle ne peut en revanche pas ressentir leurs peurs, leurs joies, leurs doutes... là encore, son pouvoir est ''à la carte'', et il lui permet de s'imposer plusieurs fois via un raisonnement assez simpliste : Lauren ressent la souffrance, donc si elle blesse/tue quelqu'un, elle en souffrira, ce qui veut dire qu'elle a bien pesé le pour et le contre, donc qu'elle ne peut pas se tromper. A l'image du Christ sur sa croix, l'hyper-empathie de Lauren la transforme ainsi en figure christique qui souffre pour les pêchés humains, les lavent et permet à ses fidèles de s'élever au-dessus de ceux qui sont décrit comme des bêtes.
Encore une fois, Lauren est un gourou de secte.
Enfin, si Lauren est le gourou de sa religion, elle est aussi une dictatrice ''bienveillante''. C'est particulièrement flagrant lorsque le groupe se créé sur la route : c'est elle qui commande, et si d'aventure quelqu'un l'a critique, critique ses choix, ou demande simplement à en parler, la sanction tombe : si tu n'es pas d'accord, tu peux partir. Dans un mécanisme particulièrement violent moralement, elle offre ainsi la sécurité d'un groupe à des gens esseulés, les rends finalement ''accros'' à cette sécurité relative procurée par le nombre, puis menace de jeter dehors quiconque ose remettre en doute ses choix. On le voit d'ailleurs bien tout à la fin, lorsque Mora propose de veiller avec elle, et qu'il demande s'il peut avoir une arme. Lauren lui précise qu'elle refuse, au motif qu'il ne sait pas tirer. le souci, c'est que c'est le cas pour tous ceux qu'elle a récupéré en cours de route : personne ne savait tirer, et la question est vite éludée dans son journal par un ''ils ont appris à tirer sur la route''. Vu le peu de cartouches et leur valeur, ils ont dû tirer quoi, une fois ? Deux à tout casser ? Finalement, Mora ne sait donc tirer ni plus ni moins que les autres, et pourtant Lauren s'acharne. En cas d'attaque, c'est pourtant Mora qui a raison : s'il n'est pas armé, que fera-t-il ? Devra-t-il se sacrifier et attaquer à mains nues un attaquant armé qui le tuera ? Hurler pour réveiller tout le campement, quitte à indiquer leur position à tout le monde et à les rendre encore plus vulnérable ? Perdre du temps à rejoindre Lauren ou réveiller quelqu'un qui possède une arme, qui à perdre de précieuses secondes qui pourraient couter la vie à quelqu'un ?
D'un point de vue purement pratique, Mora a entièrement raison, et pourtant Lauren refuse tout en restant dans une position neutre. Elle pourrait refuser que Mora s'occupe de la garde avec elle, désigner quelqu'un d'autre, mais elle préfère ne pas prendre cette responsabilité. Elle préfère que Bankole s'érige comme son bras et menace Mora de le virer en lui indiquant que s'il n'est pas content, il peut se casser et rejoindre un groupe de macho. Ah, parce que ne pas être d'accord avec une femme, c'est forcément être macho ? Quoi qu'il en soit, on voit rapidement que Lauren a instillé les graines du ''obéis ou part mourir seul'', et qu'elle a si bien opérer son travail d'amadouement des autres qu'elle n'a même plus à délivrer sa menace elle-même.
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Au final, j'ai donc trouvé que Lauren était manipulatrice et hypocrite, et j'ai eu beaucoup de mal à la voir pourtant avancer, obéie et encensée par son petit groupe.
Après quelques recherches sur l'autrice, je me suis rendue compte qu'elle et Lauren se ressemblent énormément, Lauren est la version fantasmée de Octavia Butler, courageuse messie sauvant son peuple de la fin du monde. Je ne pense donc pas que Lauren soit vraiment un personnage négatif, je pense réellement que l'autrice voulait passer un message au contraire très positif. Malheureusement, le flou de l'ambiance et du monde, les facilités énormes de Lauren, l'histoire qui lui donne toujours raison, les gens qui la croient et lui obéissent avec tant de facilité... tout ça m'a laissée un certain malaise. La violence ''bienveillante'' n'est qu'une violence comme une autre, qui ne vaut pas mieux qu'une autre. En ne se questionnant jamais dessus, le livre (et Lauren par extension) tendent pourtant à la légitimer. Encore une fois, je pense qu'il s'agit simplement d'une maladresse, que l'autrice ne voulait pas dire ça, mais moi c'est comme ça que je l'ai ressenti, et ça m'a gênée.