Il m'était difficile d'entamer une nouvelle lecture après « Belle du Signeur » d'
Albert Cohen, tant je me sentais rompue de plaisir, rejetée sur le rivage après une tempête de splendeurs, ce livre étant dans mon esprit « la neuvième vague », celle qui est toujours plus forte que les autres… Je savais que, pour ne pas être déçue, il fallait lire quelque chose de totalement différent, et mon intuition m'a dicté les «
Chroniques de Billancourt » de
Nina Berberova (1901-1993), traduites du russe par
Alexandra Pletnioff-Boutin.
J'ai peut-être enfin une explication à ma question pourquoi il y a tant de personnes qui parlent le russe dans ma ville ! Elles sont bien reconnaissables, autrement que par leur langue : elles vouent un culte aux espaces verts où elles regardent, avec un émerveillement incomparable, leur progéniture dessiner à la craie, sans jamais oser l'interrompre… Ce n'est pas uniquement parce qu'il fait bon vivre ici, entre la Seine et le Bois de Boulogne, parmi les rues affectionnées des architectes renommés comme
Le Corbusier.
Ces 13
nouvelles sont écrites entre 1928 et 1934. Quarante ans plus tard,
Nina Berberova a rédigé une postface qui mieux que quiconque analyse sa démarche d'écrivain de cette période. Elle précise qu'il s'agit vraiment de ses débuts où elle avait une démangeaison d'écrire de la prose sans savoir quoi exactement. Car comment dépeindre la Russie qu'elle avait très peu connue ? Ou la France avec laquelle elle ne s'est jamais identifiée (même si elle y habitera de l'âge de 21 à 47 ans) ? Elle ne se sentait pas capable de parler de son propre vécu, à la
Proust, non plus. Donc elle était heureuse de dénicher enfin un contexte, un décor, pour faire évoluer ses personnages : Billancourt, une banlieue au sud-ouest de Paris, réputée pour son usine des automobiles.
Trois millions de soldats français ont péri lors de la Première guerre mondiale. Manquant atrocement de la main-d'oeuvre, le pays cherche des ouvriers. le constructeur Renault trouve parmi les Russes blancs des hommes jeunes, en bonne santé, anciens militaires qui se sont battus contre l'Armée Rouge. On les installe à Billancourt, les forme. Ils s'assimilent facilement à la population locale, fondent une famille. Après la défaite des Blancs, des milliers de civils, chacun à sa manière, quittent leur patrie pour « se caser » en Europe. Des anciens musiciens, anciennes coquettes, anciens étudiants se transforment souvent en « nouveaux prolétaires ». La cathédrale russe de la rue Daru, à Paris, est toujours bondée jusque dans le jardin attenant. En revanche il y a dix fois moins de femmes que d'hommes.
Berberova a su peu à peu qu'il y avait 10 000 Russes à Billancourt, avec leurs églises, leurs épiceries, leurs jardins d'enfants, des bénévoles et des comités d'aide aux démunis. Elle les interroge et devient rapidement célèbre parmi eux sans qu'ils comprennent vraiment les subtilités de son écriture. Car un gouffre la sépare de ses modèles tant ils sont simples et ordinaires (provinciaux, semi-intellectuels) tandis qu'elle, aisée et éduquée, déborde de culture, mentalement proche de Bounine, Diaghilev, Rachmaninov, de la noblesse intellectuelle, des peintres, des solistes internationaux. Ce « petit peuple » bûche comme des ours, malgré la misère affective et sexuelle, ne fait jamais de grève, respecte particulièrement la loi et la police. Ici, les détournements de mineure et crimes passionnels sont presque inexistants. Tous les efforts de ses ouvriers se réduisent à combler les premières nécessités matérielles. La joie de la création leur est inaccessible.
Avec le recul, Berberova juge que dans ses écrits de cette époque, l'intérêt socio-historique prévaut sur la qualité artistique. Elle se déclare comme disciple de Zochtchenko et, dans une moindre mesure, de Babel. Ses héros intègrent des mots français ou des néologismes soviétiques dans leur langage démodé, à la
Tchekhov, dans leur parler de la Russie du Sud. le discours adressé à la femme est très spécial : respectueux au point d'être mi-enfantin. Que les femmes sont précieuses ! Berberova se détachera rapidement de ce style « emprunté » évoluant vers une maturité littéraire, mais aussi en sacrifiant l'aspect ethnographique.
Elle dit dans sa postface qu'elle porte sur ses personnages un regard ironique. Je me demande : donc aucunement admiratif ? Comment écrire sans admiration ? Au moins on pourrait louer ses gens, certains, pour leur bonté inépuisable, leur générosité, leur droiture, leur foi inébranlable, leur débrouillardise, leur faculté d'être heureux avec si peu… L'écrivaine finit sûrement par s'apercevoir qu'il y a d'autres motifs de ravissement que les arts et le raffinement.
La jeune Berberova a gagné le défi, celui de s'imprégner des ambiances, trop différentes de son existence, dans la poésie perpétuelle, elle, n'ayant certainement pratiqué que la lecture, l'étude, des langues étrangères et le maintien. Je n'ai rien lu sur son adolescence ni enfance. Pourtant on le pense forcément quand on regarde ses mains douces, son allure d'ange, sur la photo où elle est avec le poète V. Khodassevitch, avec qui elle s'est sauvée de Saint-Pétersbourg. Khodassevitch se distingue entre autres par son amour des souris à qui il se confie dans ses poèmes curieux ! Les histoires de Berberova, qu'elle le veuille ou non, démontrent que dans une condition roturière, on se révèle aussi capable d'accéder à une élévation de l'âme, des sentiments, une constance prodigieuse.
Aujourd'hui ces immigrés sont tous au ciel. Ce livre leur rend hommage à travers ces pages amères, drôles et tragiques à la fois, ces situation absurdes ou pathétiques. Je donne dans mes citations des exemples de scènes touchantes, voire « scènes d'amour », du dernier récit de Berberova « le Violon de Billancourt ». Elles sont exprimées avec une économie de mots, de gestes, comme par euphémisme ! On ne nous montre que le début d'une flamme pour laisser l'imagination faire le reste. Personnellement, j'y ai reconnu la tradition esthétique du cinéma soviétique.
Ce bouquin bouleverse par la vérité de ses personnages, sensibles, simples et sincères. Tout passe, la sirène des usines Renault ne retentit plus. Se dégage de cette lecture un sentiment de mélancolie. Quelle différence avec le milieu exalté par
Vladimir Nabokov : l'exil de grands lettrés, des êtres exceptionnels, des artistes, d'immenses propriétaires terriens de la Russie d'avant la révolution !
P.S. Sur la couverture, assez magique, « Mademoiselle Anita » par
Robert Doisneau. Ce n'est pas pour rien car il fut embauché chez Renault (1934-1939) comme photographe industriel, mais licencié à cause de ses retards réguliers !