Leonard Fife est un cinéaste engagé, aujourd'hui à la retraite, qui a fui les États-Unis au moment de la guerre du Vietnam pour se réfugier au Canada, comme des milliers d'Américains d'alors qui bénéficieront du statut de réfugiés politiques.
Leonard Fife a soixante-dix-sept ans, il est en fin de vie, rattrapé par un cancer en phase terminale, il sait tout comme ses proches qu'il n'a plus que quelques jours à vivre. Ce qu'il a sur le coeur, ce qui est encore là à portée de sa mémoire, il doit se dépêcher de le confier, de le délivrer.
Hospitalisé chez lui, il accepte de recevoir Malcolm, un de ses anciens élèves et toute son équipe de tournage afin de réaliser un documentaire pour la télévision.
Leonard Fife que tout le monde appelle Leo bénéfice d'un prestige national, son engagement lui a permis de réaliser des investigations de fond sur des sujets brûlants qui se sont transformés en véritables scandales politiques.
C'est l'ultime occasion pour Malcolm d'interroger son vieux mentor, peut-être d'obtenir de lui d'autres révélations sensationnelles.
Le temps presse, les fonctions vitales de Leo lâchent les unes après les autres, qu'en sera-t-il de sa mémoire ? C'est un récit crépusculaire qui commence...
L'équipe s'installe dans le luxueux appartement du cinéaste à Montréal. Leo insiste pour que son épouse soit présente. Il veut être filmé quasiment dans le noir. Il a en effet des choses importantes à révéler mais contre toute attente, il balaie d'un revers de main les questions que Malcolm avait soigneusement préparées. Cela ne concerne pas la sphère géopolitique, mais sa propre histoire intime, son parcours, les véritables raisons qui l'ont amené à quitter les États-Unis, fuir au Canada...
Alors un autre récit, un discours édifiant pour ses proches, s'invite dans ce reportage, l'envers du décor, derrière l'histoire officielle d'un cinéaste engagé, il y a peut-être un autre homme, avec ses erreurs, ses errances, ses mensonges, ses petites lâchetés, ses arrangements avec son propre récit de vie...
Emma est présente à côté de son mari presque agonisant et se demande alors brusquement si elle connaît l'homme qui parle et qui va mourir, celui qui est son époux depuis quarante ans...
Dans cette interview qui se transforme peu à peu en confession intime voire impudique pour ses proches, la force du récit tisse un entrelacement de faits dans cette quête ultime de soi, jetant un trouble, un doute, est-ce la mémoire d'un imposteur qui vient remettre la vérité en place ou est-ce celle d'un malade en fin de vie qui mélange vérité et mensonges, ne se souvient peut-être plus, invente un parcours jalonné de ronces dans une mémoire trouée comme une passoire... ?
Doit-on respecter Leonard Fife parce qu'il ose se confesser, faire tomber les digues ? Doit-on lui en vouloir parce que cette confession est jalonnée de douleurs et de blessures ? Une lâcheté de plus, si facile, à quelques heures de mourir, une lâcheté pour soulager une conscience à géométrie variable ?
Russell Banks dresse avec intelligence et justesse un portrait sans concession d'un homme qui se retourne sur le parcours de son existence. La force de son écriture est de réussir à nous immerger dans la tête de Leonard Fife, ce qui n'est pas forcément un endroit très confortable, je vous l'assure.
C'est un voyage à la fois intérieur mais qui traverse un pan de l'Histoire des États-Unis. Nous sommes plusieurs ici à admirer la littérature américaine pour sa capacité à savoir poser des passerelles entre récit intime et dimension universelle... C'est un peu sa marque de fabrique, son ADN...
Russell Banks le fait ici avec brio.
Confession ? Imagination ? Affabulation ? Est-ce que Leonard Fife nous mène en bateau ? Est-ce qu'il le sait lui-même ? Tout l'intérêt du récit est d'osciller avec subtilité dans cette ambiguïté...
Oh, Canada est un roman insolite, inclassable, exigeant aussi, que j'ai beaucoup aimé. Un récit tout en tension, tendu comme un arc jusqu'au dénouement final, un récit oppressant parfois, parmi cette pénombre dans laquelle nous plonge
Russell Banks, mais un récit d'une écriture lumineuse, ciselée, démontrant à chaque page qu'il est un grand écrivain.
Et puis, et puis, j'allais oublier de parler d'elle puisqu'elle est présente dans le roman, celle qui a bousculé mon coeur de jeune homme lorsque je l'ai vue la première fois en concert à Brest seule sur scène avec sa guitare et une voix d'un timbre éblouissant, j'avais vingt-deux ans, Joan Baez, oui la grande Joan Baez...
♫ Well, I'll be damned
Here comes your ghost again ♬
♫ But that's not unusual
It's just that the moon is full
And you happened to call ♬