Amateurs de chatons trop mignons, amoureux des ronrons, fuyez ce billet ! J'ai l'intention de m'y livrer à un dépeçage que même les férus de zombies éructant trouveront excessif. (Musa, accroche-toi, les cannetons, à côté, c'est de la gnogotte.)
Vous êtes encore là ? Je vous aurai prévenus.
Je suis pourtant, je le confesse bien volontiers, sensible au pouvoir lénifiant d'une silhouette abandonnée à la volupté du soleil, aux oreilles toute douces qui tapent contre le doigt, aux coussinets peluche et à la tendre chaleur d'un pelage endormi. D'ailleurs, comme le disent ces initiés avec un air mi- fier mi- coupable, j'habite chez mon chat.
…
Et là, j'ai l'impression que mon préambule façon onctueuse captatio benevolentiae s'apparente à celui de ces types des années 80 qui n'étaient pas encore décomplexés et qui prenaient la précaution de préciser qu'ils avaient de très bons amis noirs avant de lâcher une bonne bombe bien puante…
Allons, trêve de précaution : Ce livre est un hold-up ! Vendu comme
les mémoires d'un chat, c'est en fait un mélange infâme de mièvrerie, de récit initiatique et de réflexions pseudo philosophiques. La vie, la mort emballées à la sauce ronron.
L'idée, originale mais est-ce une raison ?, consiste à raconter l'histoire du point de vue de l'animal. Ce qui ne va pas sans quelques nécessités : la vraisemblance aurait imposé que ce félin diariste ne connaisse pas la notion de « monospace », pas plus que de « vingt minutes ». On aurait pu espérer aussi qu'il ne regarde pas le paysage comme le ferait votre mamie derrière la vitre d'un train ou qu'il ne soit pas à même de réciter la composition exacte de ses croquettes, argument marketing inclus.
Mais soit, soit. Allons-y pour le chat mémorialiste. Ne croyez pour autant pas que vous aurez le récit de ses aventures à lui. Non, le chat est prétexte pour nous raconter la vie de son maître Satoru. Ses amitiés, ses problèmes de santé et tout son passé douloureux.
Ce qui continue de dévier l'objet initial vers quelque chose d'assez peu identifié et vaguement dangereux :
les mémoires d'un chat qui parlerait d'un humain… à la manière d'un humain mais avec assez de petites allusions rigolotes à sa passion pour les souris ou son envie de faire ses griffes partout pour qu'on essuie une larme attendrie toutes les trois pages. Outch !
Mais ne soyons pas trop durs, peut-être que de cet improbable naîtra du bon et que la narration justifiera ce dérapage. Quelles sont donc les aventures de ce gentil Satoru, trentenaire bien sous tous rapports ?
le gars, il perd ses parents tout jeunot. Il est recueilli, sans son premier chat d'amour, par une tante psychorigide et carriériste qui déménage tous les quatre matins et qui lui annonce de but en blanc qu'il a été adopté et que ses parents biologiques sont des ordures arriérées. Il passe sa vie à quitter de nouveaux amis. le seul truc de positif qui lui arrive, c'est de recueillir ce fichu chat (blessé) avant d'agoniser lentement d'un cancer incurable. Nan mais franchement !!!
Alors évidemment, mélanger du tout mignon à tant d'horreurs, ça fait pleurer dans les chaumières. Mais on n'était pas obligés ! Il aurait pu arriver deux ou trois trucs un peu plus sympathiques à notre Satoru et on se serait contentés d'une vague allusion au matou qui laissait ses poils sur la moquette de son appartement.
Mais c'est qu'autre chose se joue. Il faut que l'extrême légèreté rencontre la gravité la plus sombre. C'est une leçon de vie toute orientale que nous prenons là : face aux deuils, face à l'absence, à l'abandon ou à la lâcheté, qu'y a-t-il de plus essentiel que la beauté d'un champ de fleurs (violet et jaunes, pouahhh !) ou la présence d'un petit chat ? Voilà, voilà.
Et pour renforcer la chose, puisque ce n'est pas la subtilité qui nous étouffe, on va mignoniser la bête. de mammifère quadrupède, elle devient allégorie du « kawaï », incarnation de la joie de vivre et de la résilience. Figure tutélaire du foyer, elle se dote de l'aura qu'avaient nos runes, réunissant en un seul animal toute la pop culture du manga et le prêt à consommer de la philosophie orientale.
Alors non seulement l'existence de Nana (c'est le nom du chat) a été détournée pour servir d'écrin à celle de son maître, non seulement on l'a transformé en une sorte d'alien anthropomorphisé mais en plus on l'a plongé dans des tonnes de sirop de sucre gluant. Et maintenant, faudrait qu'on gagatise ! Je le redis, ce livre est un hold-up avec pour otages ses personnages, félin compris, et ses lecteurs !
Ce sera sans moi. Il faut croire que je goûte davantage le haïku que le kawaï…