« Le vent se faufile entre les arbres et tout est si silencieux à cette heure que le murmure des feuilles grandit comme la respiration d'un animal immense. Il écoute sa respiration. Un souffle. Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l'air qui s'introduit dans les entrailles. »
C'est dans cette ambiance que nous partons à trois, entre hommes, sur une île voisine pour quelques jours de pêche, arrosés de soleil et de bière. « C'est comme se faire des bains de bouche avec du coton. C'est seulement après la deuxième gorgée qu'arrive le liquide froid, amer. »
Les têtes tournent, un bateau tangue, des jambes se mouillent, les blagues viriles s'écoulent. Et l'on est si bien à se laisser bercer par ces bribes d'amitié masculine, brute mais profonde, propice à la méditation. « Quelque chose dans l'image des deux amis, le jeune homme et l'homme mûr, l'émeut. Il sent que le feu de l'après-midi lui caresse la poitrine, à l'intérieur. » Tour à tour la plume fouille les pensées, souvenirs et regrets de chacun.
Lorsqu'une raie énorme tend la ligne, l'un des trois fait feu et, acharné, l'achève de trois balles comme pour tuer définitivement le souvenir d'un autre corps effrayant du passé, surgissant des mêmes eaux - « C'est sûrement qu'il reste quelque chose des gens à l'endroit où ils meurent »… Un exorcisme seulement à moitié réussi, qui convoque plus de souvenirs fantômes qu'il n'en chasse, dans l'esprit des trois amis. Alors de retour au camp pour la nuit, c'est avec un bon feu rassurant que l'on tente de purger les fantômes du passé qui s'immiscent au gré des invocations de chacun, dans ce texte foisonnant aux temporalités multiples. Mais notre virée rallumera d'autres feux mal éteints dans la population locale, attisera des braises qui deviendront incontrôlables de la part de ces autres qui voient dans cette violence gratuite l'occasion d'exercer la leur. le feu crépite et enfle comme la colère et comme elle, si on ne le maîtrise pas, il nous brûle les ailes.
« Faire un feu, c'était sa manière de se libérer de la rage, de la faire sortir de sa poitrine, comme si elle leur disait : regardez comme ma colère peut être grande, attention, elle peut vous atteindre. »
On sort poisseux et ensuqué de ce magnifique récit onirique, comme au sortir d'un rêve qui a failli devenir cauchemar et dont on est finalement contents, et un peu étonnés, d'être sortis indemne avant qu'il n'empire et nous aspire dans sa noirceur. Ensorcelés par la plume aussi brute que poétique de cette auteure argentine, nous arrivons au coeur de l'histoire par le fleuve et l'on en repartira par lui, comme pour se laver de tout ce que l'on a lu, vécu, enduré ou imaginé entre temps, des heures écoulées sur ce long fleuve intranquille de leurs vies. Des heures qui compteront comme des années puisqu'en seulement 110 pages,
Selva Almada parviendra, comme dans un rêve, à nous faire vivre à la fois de vieux souvenirs et des prémonitions, comme lorsque nos esprits se servent des rêves pour purger nos peurs et nos angoisses, superposant images et sensations, réelles et inventées, supposées ; craintes.
Si nos peurs sont souvent l'origine de la colère et de la violence qui naissent en nous, ce récit s'en nourrit lui aussi qui, comme un rêve, sera empli d'amitié partagées, d'émotions, d'angoisses et de violence. Une temporalité froissée, brisée, éparpillée en milles petits morceaux, comme autant de gouttelettes d'eau reflétant les mille facettes de nos personnages et qui, mises bout à bout, forment le long fleuve de nos vies intranquilles. Une très belle plume à (re)découvrir !