« Ce texte est la fureur qui m'embrase et me consume ». C'est sur ces mots qu'Ovidie conclut l'avant-propos de son dernier ouvrage, et personnellement, ce n'est pas le terme « avant-propos » que j'aurais donné à ces quelques pages introductives, mais plutôt celui d'« avertissement ». «
La chair est triste hélas » n'est en effet pas un livre facile à lire en raison de la colère et du dégoût de son autrice qui suintent de ces pages, sautent à la figure du lecteur pour le prendre à la gorge.
Ainsi, des claques, j'en ai prises quelques-unes lors de la lecture de ce texte, de celles qui vous rappellent, si jamais il était possible de l'oublier, que le patriarcat structure la société et les comportements de beaucoup de personnes, et mêmes des plus averties comme Ovidie. J'ai ainsi été, dans un premier mouvement, surprise (ou déprimée, c'est selon) que le sexe avec les hommes soit une telle source de déception pour Ovidie, et surtout de ses efforts pour se conformer à une certaine norme, tout en étant désolée pour elle des complications qu'elle a connues.
Mais ma compassion, toute sororale qu'elle soit, elle s'en fout et elle a raison. Et ce serait mal la comprendre que de lire son livre sous l'angle de la compassion car ce n'est pas ce qu'elle demande en l'écrivant. Non, ce qu'elle souhaite, c'est dépasser l'intime en analysant les raisons de sa grève du sexe, qui finalement, comme elle le découvre, est courante, et d'en appeler au nécessaire changement de société que cela implique. Que les hommes reconnaissent mal baiser, de manière autocentrée, complètement à côté de la plaque par rapport aux attentes des femmes (« Depuis #MeToo, nous errons dans un champ de ruines et nous nous demandons de quelle façon recommencer à faire l'amour. Tout l'enjeu de notre époque est de reconstruire une hétérosexualité qui ne soit plus hétéronormative, qui ne nous enferme plus dans des rôles, qui ne soit plus fondée sur des rapports de domination. »). Ou, s'ils ne souhaitent, ou ne peuvent, pas changer, car selon Ovidie c'est franchement mal parti, au moins qu'ils se rendent compte que les femmes trouvent des solutions alternatives pour être épanouies, et que c'est naturellement en dehors d'eux que ça se passera (« Je mets un coup de pied dans l'arbre et il en tombe par dizaines, par centaines, par milliers. Des femmes sur lesquelles les hommes se retournent, mais qui, de leur côté, rêveraient de leur crever les yeux. Qui ne sont ni frigides, ni moches, ni bonnes à jeter. Qui en ont juste marre de leur compagnie. Et je pense à toutes les jeunes femmes de la génération de ma fille ou de mes étudiantes, qui ont également rejeté l'hétérosexualité. Aux stars lesbiennes auxquelles elles peuvent enfin s'identifier. Toutes ces femmes qui font le choix d'être en couple avec d'autres femmes ou avec des hommes trans, de « rompre le contrat hétérosexuel », pour reprendre la formule de
Monique Wittig, cela devrait leur mettre la puce à l'oreille, à ces mecs. Ne se demandent-ils jamais pourquoi on ne veut plus d'eux ?). Et que le noeud du féminisme se trouve là aussi : « Ces féministes, toutes des mal baisées ! Evidemment que nous sommes mal baisées, c'est justement ça, le problème ! Pourquoi devrions-nous en avoir honte ? Ce serait plutôt à nos partenaires de raser les murs ! Ils ont leur part de responsabilité dans cette affaire, me semble-t-il. Je ne suis pas mal baisée parce que je suis féministe, c'est absolument l'inverse : je suis féministe parce que je suis mal baisée ».
Mais aussi son ambition est de se connaître, de déterminer quelles sont ses envies. Sortir de l'hétérosexualité sans jamais jurer de rien, mais pour l'instant c'est ce qui lui fait du bien et lui permet de dompter ses démons.
Ce que j'ai aimé dans ce texte percutant – dans tous les sens du terme –, c'est que le brûlot évolue, en même temps que la réflexion d'Ovidie ; les premières parties sont du Ovidie pur jus, cette femme féministe en colère et qui veut tout casser. Mais au fil de son parcours, de ses analyses, notamment thérapeutiques, elle fend l'armure (notamment quand elle parle de son frère et du traumatisme qu'a constitué sa mort, des pages véritablement poignantes), pour laisser Eloïse se découvrir, aller peut-être vers un certain apaisement. On fait alors connaissance avec une femme qui souffre de ne jamais avoir été aimée correctement, avec tendresse, douceur et bienveillance, sans qu'on lui fasse éprouver durement la nature essentiellement transactionnelle de l'amour (selon
Monique Wittig). Elle m'a touchée dans cette honnêteté et cette franchise sans filtres, et impressionnée par le courage et la détermination à assumer les conséquences – anticipées – de son livre.
Donc oui, «
La chair est triste hélas » est un texte plein de violence et de colère, écrit comme on s'emporte, avec des mots volontairement incisifs et excessifs, mais ils sont à la mesure du ras-le-bol d'Ovidie pour cette anormalité systématique et oppressante dans les rapports sexuels et amoureux. Alors oui elle se réclame de
Valérie Solanas, et se rapproche de la position radicale d'
Alice Coffin, mais peut-on le lui reprocher quand beaucoup de ses arguments sonnent aussi juste ?