berni_29 le 28 août 2020
Je savais déjà que cette journée du vingt-sept août serait à marquer d'une pierre blanche. Tout avait pourtant mal commencé... L'été, les vacances près de Manosque, la Provence, une terre gorgée de soleil que je découvre depuis peu, depuis quelques années, moi le breton océanique, épris de vagues, d'embruns et de landes... J'avais rendez-vous avec René Frégni et ce même jour une maudite canalisation d'eau qui transpirait depuis six jours dans la rue principale du village devait être réparée précisément ce jour, pas la veille pas le lendemain, paralysant tout le village haut perché où je passe mes vacances : Saint-Julien-le-Montagnier... Pour ne pas demeurer bloqué toute la journée, il fallait descendre les véhicules avant sept heures du matin au parking situé au pied du village, malheureusement limité à quatorze places. Je savais ce rendez-vous important pour moi et le dis à ma voisine autochtone et un peu hystérique sur les bords, qui pestait déjà sur les touristes qui se permettent tout, "je ne dis pas ça pour vous bien sûr !", mais j'avais bien reçu le message... Comment lui dire que j'avais un rendez-vous important avec René Frégni. Parfois on se fait de fausses représentations... J'aurais pu lui dire : "j'ai un rendez-vous important avec Monsieur Frégni". Discret, je me suis contenté de lui dire que c'était un rendez-vous TRÈS important. Comme elle travaille dans le médico-social, elle m'a jaugé de la tête aux pieds, a enrobé ce mot d'une soudaine compassion... et m'a simplement répondu par un laconique et sec "Ok !" J'ai saisi ce laissez-passer au vol comme un chat se jettant sur une mouche pour la gober. J'ai retrouvé en début d'après-midi René Frégni sur la place de Vinon-sur-Verdon, cernée par de magnifiques platanes plus que centenaires. Il m'attendait, simple, élégant, un chapeau blanc, un Panama je crois, nous avons emprunté ensemble le chemin pour remonter vers la maison de la fiancée des corbeaux, où était l'ancienne ferme des parents de celle-ci. C'est ici qu'il habite désormais au milieu des chênes et des amandiers, et non plus à Manosque, depuis que la fiancée des corbeaux, ancienne institutrice, est en retraite.... La fiancée des corbeaux faisait la sieste, nous l'avons laissée se reposer durant toute notre conversation. J'aurais aimé la saluer, car je la connais un peu, comme certains d'entre nous d'ailleurs... Et puis nous avons parlé, à bâtons rompus, un peu de tout et de rien en cheminant à travers ses livres et ceux des autres, c'était joliment décousu, je n'avais rien préparé, cela est venu naturellement, un peu comme deux amis faisant connaissance pour la première fois. Nous avons décidé aussitôt de nous appeler par nos prénoms et de nous tutoyer... L'entrée en matière était toute désignée : notre forum "Fans de Frégni", créé par cette chère Blandine et qu'un libraire de Riez lui avait évoqué pas plus tard qu'il y a quinze jours. Le titre l'a un peu surpris au départ, mais il m'a avoué avoir été très touché par nos échanges dithyrambiques à son endroit... Nous avons comme cela parlé de politique, du réchauffement de la planète, des prisons, des ateliers d'écriture, des chats, de l'automne, de la sensualité des femmes qui laisse des traces indélébiles dans l'âme et de la perte des mères qui fait de nous des enfants à jamais inconsolables... Bien sûr, nous avons aussi parlé de littérature, des livres, des siens, tout est vrai dans ses récits, il n'a rien inventé, pourquoi inventer quand l'existence vous offre comme cadeau de magnifiques rencontres et une terre gorgée de lumière comme seule la Provence sait apporter. Tout est vrai, les rencontres inouïes mêlées de désir, d'amour, de blessures, de fraternité... des situations parfois improbables, seuls changent les prénoms... Tout est vrai, mais simplement romancé. Et brusquement je voyais défiler devant moi Isabelle son amour, Marilou sa fille, le vieux Lili qui commence à perdre la tête, sa mère dans les vieux quartiers de Marseille, le chat Baumettes, Kader bandit au cœur d'or... Et puis ce juge infâme comme un pou qui l'a traqué comme seules les hyènes savent le faire avec leur proie... Et j'ai su alors, chers amis, le soir venu, tard en cherchant le sommeil qui ne venait pas, pourquoi nous aimions tant la phrase solaire, à la fois joyeuse et douloureuse de René Frégni. Parce que dans ses mots qui viennent du cœur et du ventre, il y a ici tous nos rêves, nos espoirs, nos meurtrissures, les faux-semblants de la vie, mais aussi les battements d'ailes que nous aimons y mettre malgré les griffures et les rebuffades... Nous avons parlé aussi des livres des autres, ces auteurs qu'il aime, qu'il affectionne, à commencer par Jean Giono, de Manosque aussi, Albert Camus, Jean Genet et son fameux "Querelle de Brest", Flaubert, Dostoïevski, les auteurs américains comme Steinbeck, James Hadley Chase et puis bien sûr Jim Harrison, ce fut une joie de découvrir que nous avions une passion commune pour cet auteur. Alors il me raconta sa rencontre avec notre ami Jim, au Festival des Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, où ce soir-là l'écrivain natif du Michigan était dans un état plus proche de l'Ohio, après moultes verres de whisky et de vin, se leva tanguant comme le vent dans les voiles comme on dit par chez nous, à la vue de danseuses brésiliennes apparues sur scène, dont deux s'envolèrent aussitôt comme des abeilles lorsqu'il voulut monter sur la scène pour les étreindre affectueusement... Nous avons parlé de Dalva et je savais déjà que René aimait ce beau personnage, dont je suis un peu tombé amoureux. Je lui ai demandé pourquoi nous étions plusieurs à aimer ses livres et ceux de Christian Bobin, tous deux si différents, l'un solaire, athée, écrivant avec ses tripes, l'autre plus cérébral, croyant, écrivant avec une joie mystique. Il savait cela, cela, me dit-il, tient davantage à nos propres histoires, nos propres itinéraires... On parlait, j'écoutais cette voix et ces yeux pleins de passion, ces gestes, il y avait des silences, c'était bien aussi... Étrangement, je me souviens que nous avons commencé par parler de politique et j'aurais peut-être dû commencer par là, c'est étrange car ce sujet peut parfois être vite clivant. Mais nous avons vite fait le constat que nous avions des points de vues convergents sur l'écologie, la dimension politique du mouvement écologiste et aussi bien au-delà des clivages politiques, faisant écho à son cri de révolte que j'avais lu et chroniqué durant le confinement dans le cadre du texte de Tracts de crise, Les jours barbares, et appelant une prise de conscience radicale et urgente de l'humanité tout entière. Nous avons longuement échangé sur ce sujet, avec lucidité et inquiétude, sur le devenir de notre planète. C'est un sujet qui tient profondément à cœur René Frégni. Pour revenir sur son engagement politique, ses racines sont communistes de part sa grand-mère, il s'en est dégagé plus tard choqué par le stalinisme, séduit par les mouvements trotskistes, mais observant dans ces organisations une contradiction avec la notion de pouvoir qu'elles voulaient à la fois détruire chez les autres et revendiquer pour elles-mêmes... Aujourd'hui, comme je l'ai évoqué auparavant, le courant politique dans lequel il se reconnaît résolument est celui de l'écologie. Puis nous avons parlé des prisons, les ateliers d'écritures. Ce sujet me tenait à cœur. J'ai évoqué ce cri de révolte que nous avions partagé sur ce forum au tout début du confinement, rappelez-vous, ce reportage sur Arte un certain 19 mars 2020 et l'alerte que nous transmettait René Frégni. Il m'a indiqué que la crise du Covid-19 a permis de libérer 13000 détenus avec bracelets pour désengorger les prisons, dans le contexte actuel. Les ateliers d'écriture sont fortement présents dans l'œuvre de René Frégni, nous en avons bien sûr parlé. Le ministère de la Culture lui a confié récemment une mission, celle de former des animateurs sur plusieurs prisons en Provence. Un jour, j'aimerais faire cela aussi, peut-être dans quelques années, quand je serai en retraite... Un atelier d'écriture en milieu carcéral, c'est tout simplement un acte de confiance qui vient se poser entre l'animateur et les détenus et entre eux aussi, malgré toutes leurs différences, d'origines sociales, de parcours, d'histoires pour lesquelles ils sont là... Certains savent à peine lire et écrire, d'autres sont des puits de savoir... Qu'importe ! Tout le monde est là, à la même échelle, dans un atelier d'écriture, véritable école de la démocratie, de l'humilité et du faire ensemble... Et lorsque cette confiance est là, chacun vient poser sur ce territoire de fraternité qui ressemble parfois au début à une jungle où chacun s'observe, ses propres mots, ses joies, ses douleurs, ses défaites, ses soleils, ses espérances... C'est tout simplement un acte pour se reconstruire, apprendre, réapprendre à être ensemble par la magie des mots... Certains, après avoir purgé leur peine de prisons, parfois très longues, reviennent voir René Frégni chez lui, se souviennent de ce qu'il leur a apporté. Certains ont envie d'écrire, René les aide à publier leur histoire... L'été, René Frégni n'écrit pas. Il lit beaucoup... Quand viendra l'automne, il se remettra à écrire... Je sais que nous sommes tous impatients de découvrir son prochain livre, dont il ne connaît pas lui-même encore le sujet... Patience, chers amis ! Et pour le rencontrer, sinon à Vinon, René Frégni fréquente des salons du livre, un peu partout, à Paris, où en province... Chers amis, René Frégni vous transmet toute son amitié, sa joie, ses soleils, sa fougue, ses révoltes, sa générosité, son humanité... Cher René, merci pour ton invitation dans la maison de la fiancée des corbeaux, cet instant inoubliable que je tenais à partager avec quelques amis... Quand tu passeras du côté de Brest, fais-moi signe, tu seras le bienvenue. Bernard |