Chez nous vivaient dix femmes, un enfant et un monsieur. Les femmes étaient Tatá, qui avait été la nourrice de ma grand-mère et avait presque cent ans, était à moitié sourde et à moitié aveugle ; deux bonnes — Emma et Teresa — ; mes cinq sœurs — Maryluz, Clara, Eva, Marta et Sol — ; ma mère et une bonne sœur. L’enfant, moi, aimait le monsieur, son père, par-dessus tout. Il l’aimait plus que Dieu. Un jour j’ai dû choisir entre Dieu et mon père, et j’ai choisi mon père.
(Incipit)
En fin d’après-midi, on s’asseyait tous dans l’oratoire autour de ma grand-mère, mes sœurs et moi, et des femmes surgissaient peu à peu de tous les coins de la maison, des parentes, des domestiques et des voisines, toujours vêtues de noir ou de sombre, comme des cafards, un fichu sur la tête et un chapelet à la main. La cérémonie du rosaire était présidée par l’oncle Luis dans sa vieille soutane tachée de cendre et lustrée à force de repassages, avec ses mains pourries de lépreux, sa tonsure chenue, et son allure de géant, souriant et furibond en même temps, scandalisé et désolé par les péchés routiniers et les irrémédiables pécheurs qu’il devait chaque après-midi absoudre dans le confessionnal de son appartement. Il attendait patiemment, en fumant cigarette sur cigarette et se brûlant les doigts, répétant sempiternellement sa vieille cantilène désespérée (« Ah, quand atteindrons-nous le Ciel, quand ! »), tandis qu’arrivaient les femmes « du dedans » et du dehors.
L’expression de l’affection entre hommes relevait du snobisme ou de la pédérastie, et seules étaient permises les claques dans le dos, comme la plus grande marque de tendresse. Ma grand-mère Eva disait qu’il était « complètement impossible d’élever les enfants sans la férule et sans le Diable », et ainsi le faisait-elle savoir à ma mère, qui n’usait ni de l’une ni de l’autre. Mon grand-père disait parfois à mon propos : « Cet enfant, il faut l’élever à la dure. » Mais mon père lui répondait : « La vie est là pour ça, qui cogne durement sur tous ; pour souffrir, la vie est plus que suffisante, et je ne l’aiderai pas. »
Je me souviens tout spécialement avoir lu, parmi bien d’autres livres, les sept volumes d’À la recherche du temps perdu. Avec une passion et une concentration que je n’ai jamais retrouvées dans aucune autre lecture. De février à avril, en lisant Proust, je découvris ce que je voulais faire vraiment : lire et écrire tout le temps de ma vie. Deux géants marquèrent la littérature du XXe siècle, Joyce et Proust, et je crois que suivre l’un ou préférer l’autre est un choix aussi important en matière de goût littéraire qu’en politique être de droite ou de gauche. Certaines personnes s’ennuient en lisant Proust et se passionnent pour Joyce : pour moi, il se passe exactement le contraire.
Vous pouvez donc faire venir des péons, mais pas pour qu'ils travaillent pendant que vous, comme des petits seigneurs, vous les regardez en leur hurlant des ordres,ça non.Même les péons seront propriétaires.
-Ah, insista Pelaez,vous êtes donc de ces gens modernes qui croient que nous sommes tous égaux,Blancs et Noirs, riches et pauvres,intelligents et crétins?
-Non,je ne crois pas cela,répondit Echeverri trés calmement en souriant.Ce que je crois,c'est que lorsqu'on entreprend quelque chose,il faut donner la même chose à tous,comme lorsqu'on commence une partie de cartes ou de dominos......tous auront le même jeu en main.Ensuite, la chance, le talent ou l'effort décideront.Et les abus des méchants et la bêtises des bêtas.Ces choses ne sont pas statiques comme les rochers mais fluides comme les rivières. P.129
Il est des moments dans la vie où la tristesse se concentre, comme l'on extrait l'essence d'une fleur pour en faire un parfum. Ainsi parfois dans notre existence la souffrance se décante jusqu'à devenir dévastratrice, insupportable.
"L'esprit rebelle, je ne veux pas le perdre. Je ne me suis mis à genoux, si ce n'est devant mes roses, et je ne me suis sali les mains que dans la terre de mon jardin".
page 238
La chronologie de l'enfance n'est pas faite de lignes mais de soubresauts. La mémoire est un miroir opaque et brisé, ou, pour mieux dire, elle est faite d'intemporels coquillages de souvenirs éparpillés sur une plage d'oublis.
J'aimais mon père d'un amour animal. J'aimais son odeur, et aussi le souvenir de son odeur, sur le lit, lorsqu'il partait en voyage et que je demandais aux bonnes et à ma mère de ne pas changer les draps ni la taie d'oreiller. J'aimais sa voix, j'aimais ses mains, ses vêtements soignés et la méticuleuse propreté de son corps. Quand j'avais peur, la nuit, je me glissais dans son lit et il me faisait toujours une place à côté de lui. Il n'a jamais dit non. Ma mère protestait, elle disait qu'il me gâtait, mais mon père se poussait un peu et me laissait monter. Je ressentais pour mon père la même chose que mes amis disaient éprouver pour leur mère. Je sentais l'odeur de mon père, je posais un bras sur lui, je mettais mon pouce dans la bouche et m'endormais profondément jusqu'à ce que le bruit des sabots des chevaux et les clochettes de la voiture du laitier annoncent le lever du jour.
C'est toujours pareil: on ne désire que ce qu'on n'a pas. P.303