Avril 2011 Mario Vargas Llosa parle de Pedro Camacho - "La tante Julia et le scribouillard"
J'ai toujours cru que la littérature devait essayer de toucher une grande masse de lecteurs. Sans renoncer pour autant à la rigueur ou à la recherche de nouvelles techniques et de nouveaux langages. Mais je ne crois pas que la littérature se réduise à un cénacle de privilégiés ne se comprenant qu'entre eux et se sentant supérieurs au lecteur lambda. [..]
Si la littérature doit mourir, que les écrivains, pour leur part, ne la tuent pas.
Extrait du Grand entretien, le Magazine littéraire, mars 2016
- C'est ce que tu veux faire de ta vie ? Rien que cela ? Tous ceux qui viennent à Paris aspirent à devenir peintres, écrivains, musiciens, acteurs, metteurs en scène, à faire un doctorat ou la révolution. Et toi tu veux seulement cela, vivre à Paris ? Je ne l'ai jamais encaissé, mon vieux, je dois te le dire.
- Je sais bien, mais c'est la pure vérité, Paul. Petit, je disais que je voulais être diplomate, mais c'était seulement pour qu'on m'envoie à Paris. C'est ce que je veux : vivre ici. Cela te semble peu ?
Le 15 octobre 2002, pour fêter sa réélection comme président avec cent pour cent des voix, Saddam Hussein ouvrit les prisons du pays, libéra tous les détenus de droit commun et fit tuer la majorité des prisonniers politiques. Combien en relâcha‑t‑il ? On me donne des chiffres farfelus qui vont de trente mille à cent mille. Cela n’explique pas toutes les exactions, mais tout de même une bonne partie d’entre elles, m’assure l’archevêque Fernando Filoni, nonce de Sa Sainteté. Spécialiste des catastrophes, il a commencé sa carrière diplomatique au Sri Lanka lorsque les Tamouls décapitaient ou égorgeaient ; puis il a représenté le Vatican à Téhéran sous les bombardements de la guerre avec l’Irak, « lesquels ne nous laissaient pas dormir ».« Le manque de pratique de la liberté produit, au début, des catastrophes. C’est pourquoi le pape, qui sait beaucoup de choses, s’est opposé à cette guerre. Les États‑ Unis qui ont voulu aller trop vite se sont soudain retrouvés face à quelque chose qu’ils n’avaient pas prévu : le vandalisme généralisé. »
Je lui expliquai que l'amour n'existait pas, que c'était une invention d'un Italien appelé Pétrarque et des troubadours provençaux. Que ce que les gens croyaient être un jaillissement cristallin de l'émotion, une pure effusion du sentiment, était le désir instinctif des chats en chaleur dissimulé sous les belles paroles et les mythes de la littérature. Je ne croyais rien à cela, mais je voulais me rendre intéressant.
La tasse de café ou le verre de rhum devait avoir meilleur goût, la fumée du tabac, le bain de mer par une chaude journée, le film du samedi ou les merengues à la radio devaient laisser dans le corps et l’esprit une sensation plus agréable quand on disposait de cela que Trujillo avait ravi aux Dominicains depuis trente et un ans : le libre arbitre.
J’ai débarqué ici en 1959 et j’ai découvert que les Français, fascinés par la révolution cubaine, qui avait transformé en écoles les propriétés de Batista et consorts avant de devenir une tyrannie, ces Français-là avaient découvert la littérature latino-américaine avant moi, et lisaient Borges, Cortázar, Uslar Pietri, Onetti, Octavio Paz et, plus tard, Gabriel García Márquez. C’est donc grâce à la France que j’ai découvert l’autre visage de l’Amérique latine, les problèmes communs à tous ces pays, l’horrible héritage des putschs militaires et du sous- développement, la guérilla et les rêves partagés de libération. Et c’est donc en France – quel paradoxe ! – que j’ai commencé à me sentir un écrivain péruvien et latino-américain.
Discours de M. Mario Vargas Llosa, élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Michel Serres, le jeudi 9 février 2023 (page 5)
Tous, dans le repli le plus ladre de leur âme, avaient vécu en redoutant de voir s'effondrer le régime. Quels salauds ! La loyauté n'était pas une vertu dominicaine, il le savait bien. Durant trente ans ils l'avaient adulé, applaudi, mythifié, mais au premier coup de vent, ils sortiraient leurs couteaux.
L'obligation de la musique envers moi, c'est de me plonger dans un vertige de pures sensations qui me fasse oublier la part la plus ennuyeuse de moi-même, la civile, l'urbaine, qui me lave de mes soucis, m'isole dans une bulle sans contact avec la sordide réalité ambiante, et de la sorte me permette de penser clairement aux fantaisies qui me rendent supportable l'existence.
Flaubert est un immense écrivain, peut-être le plus important du XIXe siècle européen, ou du moins français, autrement dit mondial. Et son importance ne tient pas seulement à ses admirables romans – Madame Bovary et L’Éducation sentimentale, principalement –, mais à ses contributions à la structure du roman moderne, qu’il fonde d’une certaine manière, en aidant en chemin des écrivains adolescents – comme je le fus quand je l’ai lu pour la première fois – à découvrir leur véritable personnalité.
Je ne suis pas tout à fait sûr que Flaubert ait été pleinement conscient de la révolution qu’il nous a léguée avec son œuvre. Mais plus que les lectures à voix haute de chaque phrase – chaque mot – qu’il écrivait sur ce bout de terre qui existe encore et qu’il baptisa du nom de Gueuloir, ce qui me paraît important c’est l’invention du narrateur anonyme, ce Dieu – comme il le nomme – sur lequel se fonde le roman de nos jours. Ce narrateur invisible a permis de supprimer une foule de personnages qui encombraient le roman classique et qui étaient là simplement pour feindre qu’ils étaient les auteurs d’une histoire. Et il a permis au roman moderne de les sacrifier sans état d’âme – leur remplacement couvrant, dès lors, toutes les étapes du roman – et de faire un bond en avant qui a servi à tout le monde –, que le sachent ou l’ignorent les écrivains qui écrivent des romans.
Discours de M. Mario Vargas Llosa, élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Michel Serres, le jeudi 9 février 2023 (page 12-13)
Le fleuve de soldats, chevaux, canons, charrettes est sans fin. "C'est un crotale", pense Parjeù. Chaque bataillon en constitue les anneaux, les uniformes les écailles, la poudre des canons le venin avec lequel il empoisonne ses victimes.