Sortie en décembre 2013, découvrez la bande annonce du nouveau polar des éditions du Caïman, "L'île des hommes déchus", de Guillaume Audru
J’ai froid mais je préfère ne pas l’avouer à mon ami. ce serait lui montrer une marque de faiblesse. Je me contente de rajuster le col de mon gilet élimé et de garder les mains bien au fond de mes poches de pantalon, la cigarette au coin de mes lèvres.
Sans contester, Liam obtempère, signe que je n’ai pas perdu toute autorité, et revient avec son fils. Le propriétaire nous quitte et nous salue d’un geste de la main. Moins on l’aura vu, mieux ce sera pour nos petites affaires.
Le temps d’écraser notre mégot et nous rejoignons le Range Rover. Je reprends ma place à l’arrière. Je demande à Shane de monter le chauffage. Sans sourciller, il s’exécute. lui aussi sait se montrer docile. Comprenant ma motivation, il presse l’allure et en un rien de temps, nous arrivons sur un chemin de terre encore humide par endroits. Le fils Holm ne ralentit pas l’allure, brassant le véhicule en tous sens puis stoppant net sa course.
- On s’arrête là. Si on veut faire une première approche, faut y aller à pied, sinon on est à découvert.
Le gamin de Liam me surprend encore. J’ai le souvenir d’un garçon aux notes scolaires exécrables, passant son temps à mettre la main au cul des filles, comme s’il flattait la croupe d’une jument. Jamais à ma connaissance, il n’a fait preuve d’un quelconque esprit d’initiative. J’ignore ce qui a causé une telle transformation.
Du coin de l'oeil, je scrute les moindres faits et geste de Moira. Je la connais bien ; elle fait tout pour cacher la sphère d'angoisse tapie au fond de son ventre. À la crispation qui dévaste son corps, je sais que sa mémoire lui renvoie toute sa jeunesse. Il va lui falloir suffisamment de caractère pour faire face à la violence de ses sentiments.
Je m'approche, histoire de la sonder. Sentant ma présence, elle se retourne vivement. Moira expose un pâle sourire derrière lequel se dissimule son inquiétude, à la fois nuancée et prégnante.
- Ça va aller, glisse-t-elle entre deux bourrasques.
- Inutile de te le cacher. Tu en frissonnes presque.
Moira contemple rapidement ses mains tremblantes.
- J'ai froid.
- À d'autres, Moira ! Tu as peur, c'est tout.
Au hasard de la lune, deux silhouettes avancent. Dans leur dos, les pâles becs de gaz du village ne laissent qu'un halo flou rapidement englouti par la nuit. Sur le sable dur et sec, leur marche est compliquée. Celui qui mène le duo boîte et ahane. La fièvre a gagné son corps endolori. Pourtant il tremble de froid mais aussi de peur. Sur ses joues, des larmes se sont mêlées à sa sueur.
Pour un peu, j'en voudrais à la terre entière. À mes parents, incapables de m'éduquer. À mon frère et ma sœur, tellement effacés par rapport à ma personnalité. Au père Linley, dont les sermons n'ont fait qu'accentuer la colère qui sommeille en moi
Le goût du sel se ravive sur mes lèvres.
Revenir. Repartir du bon pied sur mon île natale. Tel est le défi qui m’attend alors que le ferry en provenance de Gills Bay s’apprête à accoster. Après treize années d’exil volontaire, la revoilà cette terre grisâtre fracassée par les vagues. Stroma, au cœur du Pentland Firth, le détroit qui sépare les Orcades et la côte nord de l’Écosse. Ses odeurs tourbées, son phare qu’on distingue des kilomètres à la ronde. Sa conserverie de poissons, ses pulls pure laine de mouton. J’arrête là le guide touristique. Je sens venir la nausée.
Mille précautions pour éviter que Nicolas ne sombre, même si celui-ci continue de se tenir fier et droit, évitant au possible de laisser paraître la moindre émotion. Une petite tape sur l'épaule ou un sourire bien appuyé, Jansac a choisi de ne pas s'offusquer de ce rapprochement.
Des accusations, des rumeurs. De nombreux bruits qui ont couru.
Pédophilie ? Prévarication ?
Je vois que vous avez déjà commencé à creuser le sujet. Je suis parti de Nasbinals au bon moment. Ma mère m'a rapporté certains faits, mais sans preuve aucune.
Lucie. Elle est arrivée à la clinique psychiatrique des Dômes il y a une dizaine d’années. On ne sait plus exactement quand, ni pourquoi et encore moins comment. Un numéro parmi tant d’autres. Tout le monde ou presque voudrait l’ignorer, mais elle s’est inscrite de façon indélébile dans la mémoire des employés. Au début le personnel s’est intéressé à ses crises vociférantes de lacération… Puis les soignants se sont habitués et se sont concentrés sur d’autres cas plus faciles à gérer, moins éprouvants. Ils ont même cherché à oublier le son de sa voix quand elle tente de s’exprimer.
Je m'adosse à l'angle du chalet, un peu à l'abri du vent, le cul sur le sol dur et froid. Quatre lampées de Nikka pour réchauffer mon corps et ma conscience. Deux autres pour tenter de raisonner. Une dernière pour chasser la lassitude qui me gagne.
Pour un peu, j'en voudrais à la terre entière. À mes parents, incapables de m'éduquer. À mon frère et ma soeur, tellement effacés par rapport à ma personnalité. Au père Linley, dont les sermons n'ont fait qu'accentuer la colère qui sommeille en moi.
Cette forêt, cette montagne n'ont plus rien à m'offrir.
Café. Clope. Cafés. Clopes. Le régime quotidien de Serge Limantour. Des habitudes acquises depuis qu'il a endossé l'uniforme. Son médecin, qu'il omet souvent de fréquenter, lui a recommandé à maintes reprises de ralentir l'allure. Voire de tout arrêter du jour au lendemain. Serge n'en a cure. ET ce ne sont pas les remarques naïvement assénées par Boulmerka qui le convaincront d'arrêter. Sous le regard stoïque de Nicolas Jansac, plusieurs mégots maculent déjà la terre sèche de la ferme des Gerles