Franz Werfel :
Le passé ressuscité -
Joseph Roth :
Le Poids de la grâceA l'occasion de la parution en poche du "Passé ressuscité" de
Franz WERFEL et du "Poids de la grâce" de
Joseph ROTH,
Olivier BARROT raconte les sujets de ces deux livres et donne deux indices pour le jeu associé à Télépoche.
Il restait partisan de la sentence qui jadis avait acquis une certaine célébrité parmi les Arméniens: "Plutôt laisser périr notre corps en Turquie que notre esprit en Russie." Il n'existait pas de troisième possibilité.
Le peuple arménien, qui est la fraction la plus cultivée et la plus active de la population ottomane, fait, depuis plus de trente ans, d'immenses efforts pour détacher l'empire de son système d'économie trop primitive, pour le faire s'élever vers les sommets de l'agriculture moderne et s'acheminer vers l'industrie. Et c'est justement pour avoir été d'aussi valeureux pionniers que les Arméniens sont persécutés et anéantis par la vengeance de la paresse brutale.
Notre coeur est double. Il existe un coeur de chair et un autre, secret et céleste, qui enveloppe le premier, de même que son parfum entoure une rose.
Le ministre était un petit homme vêtu d’un complet avachi, froissé, qui donnait à penser que son possesseur avait dormi plusieurs nuits sans le quitter. Tout était gris chez ce Spittelberger et semblait étrangement terni par l’usure. Les cheveux coupés en brosse, les joues mal rasées, les lèvres proéminentes, les yeux qui louchaient -on appelait cela une coquetterie -et même une amorce de ventre qui surgissait, inattendue et injustifiée, au bas de la modeste cage thoracique. Originaire d’une des contrées alpestres, il se nommait lui-même toutes les deux phrases un paysan, mais ne l’était en aucune façon, ayant passé sa vie entière dans les grandes villes, dont vingt ans dans la capitale comme professeur puis directeur d’une école professionnelle. Spittelberger donnait l’impression d’un oiseau nocturne. Le pince-nez démodé devant ses yeux tournés vers le ciel ne paraissait pas destiné à aider sa vue. Dès qu’il se fut installé à la table du conseil dans un fauteuil présidentiel, sa grosse tête tomba sur son épaule droite. (..) Telle la marmotte, il faisait des réserves de sommeil en tout lieu et en toute circonstance.
La brutalité froide et calculée des théoriciens du massacre, la rapacité sournoise de la meute, l’attrait du sang chez les tueurs fanatiques, l’appel au sacrifice chez les victimes : l’auteur ne s’est-il pas trompé d’époque et de lieu ? Je le suis pas à pas et je ne me sens nullement dépaysé. Le monde est en guerre, mais à l’intérieur de cette guerre, une autre guerre est livrée par une grande puissance à une minorité marquée, pourchassée, oppressée. Déportations, marches forcées, humiliations sans fin, meurtres et boucheries ayant pour but l’extermination d’un peuple tout entier : l’auteur évoquait-il un passé vécu ou un futur prophétique ? Le « Musa Dagh », n’est-ce pas une sorte de ghetto où des rescapés, dans un sursaut d’orgueil et de courage désespéré, se préparent à mourir au combat plutôt que de périr dans la poussière ensanglantée des routes lointaines ?
Préface, Elie Wiesel
Depuis le court moment où la lettre de Véra avait complètement transformé son existence, le temps de ce jour d’octobre s’était lui aussi modifié de façon surprenante. Le ciel uniformément couvert ne dévoilait plus, impudique, quelques espaces dégagés ; les nuages d’un blanc vaporeux aux contours précis ne couraient plus au firmament, mais pesaient lourdement, immobiles, couleur de housses sales. Pas de vent. Une atmosphère cotonneuse. Le ronflement des moteurs, les grincements des tramways, le vacarme de la rue, tous ces bruits proches ou lointains parvenaient assourdis, à la fois exagérés et imprécis, comme si l’univers racontait à pleine voix l’histoire de cette journée. Un temps anormalement chaud, un temps traître qui provoque chez les gens d’un certain âge l’appréhension d’une mort subite. De lui on pouvait tout attendre : l’orage, la grêle, une pluie tenace, sinistre, ou un armistice fallacieux avec le soleil. Il détestait ce type de temps qui oppressait sa poitrine et semblait par son ambiguïté correspondre à son propre état d’esprit.
Nous y voilà ! De nouveau l'orgueil séculaire de ces gens-là, leur complexe révoltant de supériorité. Même quand on les a enfermés dans la cave, ils semblent vous toiser d'en haut, du septième étage.
François Soubirous, sans bouger de sa place, lance un regard vers la cheminée. ce n'est pas une vraie cheminée, c'est plutôt un foyer grossier, que le tailleur de pierres, André Sajou, le propriétaire de ce magnifique logement, a improvisé pour ses locataires. Sous la braise, couvent et craquent encore quelques branches trop humides pour se consumer. De temps en temps, une leur faible s'échappe.
Ensuite, venait une profonde et puérile lamentation sur le cannibalisme spirituel de l'humanité, les joies de la cruauté, le plaisir d'humilier et d'avilir les autres, la satisfaction que donne le malheur d'autrui.
- La mort, repris-je, surtout la mort au premier stade, n'est absolument pas un état de non-être, ainsi que je l'ai déjà affirmé, mais un semblant de non-être par manque de contrastes. C'est vrai, la conscience cesse peu à peu; elle dépérit, se dessèche ainsi que ses racines parcourues de nerfs qui plongent profondément en dessous de la surface. Mais cela aussi n’est qu’une apparence et des plus trompeuses, car ce n’est pas la conscience qui dépérit, mais seule la dualité de la conscience, la plénitude du tu dans le moi, le vis-à-vis qui, dans l’existence, fait office de miroir. L’Ego n’est plus seulement face à face avec lui-même, ce qui lui permet d’avoir conscience de soi-même, comme un visage humain prend vraiment conscience de lui-même dans le miroir. Le moi se dissout dans le moi.