Un vieil homme, assis à une table dans un café de Vienne, égrène ses souvenirs. A qui parle-t-il ? A lui-même avant tout, certainement… Il raconte, se tait, raconte encore à un narrateur anonyme “qui finit par se glisser dans un trou de mémoire, sans chaussures, sans rêve” et qui l'écoute en silence.
Il fut un temps où Souvorine, ce vieil homme vieilli et fatigué, ce vieil homme qui va bientôt mourir et qui dit, qui pense, que c'est tant mieux, un temps, donc, où ce vieil homme oublié était un pianiste célèbre et adulé qui parcourait la vieille Europe… Souvenirs fragmentaires, mémoire éparpillée, l'enfance en Russie, libre, heureuse et insouciante, avant - avant Stalingrad, avant la guerre, avant la mort -, et puis le piano, la vie à Leningrad, le carcan soviétique, le travail, les voyages…
Des images qui reviennent par éclairs et par bribes, car “tout dans sa tête s'éparpille et se perd”, les rencontres, les amis et les salles de concert, Paris, Londres, Vienne ou Moscou - capitales entremêlées, souvenirs indistincts -, le creux laissé par l'empreinte des choses mortes, des visages et de l'amour perdus, engloutis par la voracité des heures, du temps qui passe sans possible retour. Le deuil inconsolable de la femme tant aimée, le piano qui se tait. Et “l'art (qui) n'y peut rien de ne rien pouvoir.”
Qu'importe… “Il va pleuvoir, j'ai toujours aimé ça. Il va pleuvoir longtemps. Il va pleuvoir jusqu'au fond des ténèbres, jusqu'au coeur des étoiles”...
Monologue fragile et décousu qui s'enrichit peu à peu d'une véritable narration, méditation mélancolique - et pourtant pleine d'humour et de fantaisie - sur la vie, la musique, le temps qui passe, l'oubli et le déclin, "Autoportrait au piano russe" est un récit saisissant par sa profondeur et la beauté de son écriture. de Wolf Wondratschek, écrivain culte en Allemagne, auteur d'une oeuvre abondante et totalement inconnue en France, c'est le premier - et le seul - roman à avoir été, tout récemment, traduit en français : un livre à découvrir absolument et, pour moi, un vrai coup de coeur.
[Challenge Multi-Défis 2020]
Commenter  J’apprécie         482
Je voulais me cacher. Et pourquoi? Tout bonnement parce que je déteste les applaudissements. Quelle stupidité, ce truc d'applaudir! Pitié, je n'ai jamais pu le supporter! Ni en tant que bonhomme là-haut sur la scène, ce qui dieu merci n'arrivera plus, ni en tant qu'auditeur au milieu du public. La dernière note n'a même pas encore fini de résonner que déjà - cris, sifflets, bravos. Pas un instant de silence, pas une demi-seconde. Quelle bande d'ignares! Quels barbares! Pas d'écho, pas de repos baigné d'écho, pas de tremblement, d'extase, pas la moindre trace d'oubli de soi chez ces gens qui vous ont écouté.
Et de fait chaque fois j'ai prié pour qu'ils ne puissent plus bouger d'un pouce. S'il vous plaît, faites silence en bas! Pas de bruit!
Restez assis et en silence. Levez-vous, partez, faites de la musique que j'ai jouée ce que bon vous semblera, mais ne faites pas de bruit. Qui sont ces gens qui après une sonate de Schubert, celle en si bémol majeur par exemple, l'une des dernières, achevée deux mois avant sa mort, explosent en cris de joie?
Je ne sais rien de vous, disais-je, moins que rien. Après quel genre de gloire courez-vous? Redresser les bossus? Pourquoi donc portez-vous une cravate? et évidemment, explicitement rouge en plus? Combien de mon espèce avez-vous sur votre liste? Combien de poètes, de professeurs, de compositeurs? A quoi bon tant d'efforts? A quoi bon répéter l'Histoire et celle de tant de criminels?
Quand vous aurez quitté cet immeuble, dis-je, on pourra dans la rue vous prendre pour un piéton inoffensif. Or, vous n'en êtes pas un. Mais qu'est-ce et surtout qui êtes-vous lorsque vous sonnez aux portes des autres?
Cela ne vous intéresse-t-il pas, ce que vous êtes? Ce que la vie a fait de vous?
(...) Quels étaient vos rêves de petit garçon? A l'époque où vous et moi, même en été, portions bermudas et chaussettes en laine?
Je ne cessais tout ce temps de le fixer droit dans les yeux. Nous, vous et moi, aurions pu être deux amis cherchant l'amour des filles. Se jurant fidélité comme un garçon et une fille. Un an plus tard à peine, nous aurions bu ensemble jusqu'à l'ivresse. Nous aurions été libres, jeunes et désinvoltes. Et, ignorant ce qu'il adviendrait demain, heureux.
Qu'est-ce qu'être seul ? Combien seul est-on seul ? S'ennuie-t-on ? Ou bien est-on trop occupé à combattre la solitude ? Est-elle visible ? Est-ce une maladie ? Guérissable, inguérissable ? Est-ce l'agresser que de demander au solitaire s'il va bien ? Ne peut-on rien lui demander de ses rêves, des rêves qu'il a ou aimerait avoir, de ceux qu'il redoute de rêver.
page 128