Si vous aimez les romans sombres et la poussière, si vous aimez les histoires où les hommes un peu perdus se saoulent pour s'oublier, oublier leur condition et les douleurs qui leur vrillent trop le cerveau ; si vous aimez les ambiances âpres, un peu western, où les bagarres et les colts ne sont jamais loin au point de se croire dans un saloon alors qu'il ne s'agit que d'un bar minable rempli de pochtrons de l'Amérique d'aujourd'hui (après 11 Septembre, l'ouragan Katrina, etc.), alors la lecture du roman noir «
Cry father » de
Benjamin Whitmer devrait vous plaire.
Patterson a perdu son fils Justin et depuis il n'arrive pas à se remettre de sa mort. Il lui écrit des lettres comme si Justin était encore là, pas loin. Il lui écrit pour ne pas l'oublier et s'il arrêtait, il aurait l'impression de le perdre totalement et de ne plus avoir aucune raison de vivre (si on appelle encore ses journées un semblant de vie). Il lui reste son chien Sancho et la vue de sa mesa, lorsque le soleil se couche sur le Colorado. le reste du temps cela ne semble que douleur, déprime et solitude. Il y a bien sûr des âmes charitables pour essayer de lui remonter le moral, comme son ex' (qui a eu depuis un autre fils). Mais parfois le coeur est trop lourd pour supporter toute autre âme qui vive trop près de lui et qui lui rappelle son fils. Même son boulot d'élagueur (qui le fait traverser certaines régions des Etats-Unis après des sinistres comme Katrina et qui lui bousille le corps), n'a pas de quoi lui donner du baume au coeur, ni redonner un peu de couleurs au décor…
Junior, le fils de son meilleur ami Henry, est un jeune homme qui, lui, ne tient que par l'existence de sa fille de 4 ans qu'il ne voit pas souvent, étant séparé également de sa femme. Il en veut à mort à son père, pour son enfance difficile. Il vivote par ses petits trafics de drogue. Rares sont les jours où il n'est pas shooté et alcoolisé. Rares sont les heures où il ne ressent pas cette rage en lui.
Etrange rencontre entre ces deux-là. On ne peut pas dire qu'elle soit des plus belles ni des plus lumineuses. Pour être sincère, on ne même peut pas dire qu'ils s'apprécient. Peut-être sont-ils, de temps en temps, l'un pour l'autre, une sorte de béquille alors que tous deux penchent dangereusement vers le gouffre. Peut-être que quand tout est noir autour de vous, on ne sait rien faire d'autre que s'enfoncer encore plus dans les ténèbres.
Les femmes de leur entourage restent des êtres qui essayent de les garder la tête hors de l'eau, à défaut de réussir à leur faire garder la tête claire (plus souvent imbibée d'alcool) ou de marcher droit (et ce manque d'équilibre n'est pas dû qu'à l'alcool). Elles sont celles qui ont encore de l'amour et de l'espoir en elles, malgré leurs propres blessures. Elles sont les louves qui protègent leurs petits et même les vieux loups blessés.
J'ai découvert
Benjamin Whitmer avec ce roman et ce fut pour moi une belle rencontre. Son histoire nous colle à la peau, un peu poisseuse, et on ne peut s'en détacher avant d'en connaître la fin. Et en écrivant ces mots, j'entends à la radio the Animals « The house of rising sun » et je trouve que ce genre de balade folk traduirait bien l'ambiance du roman (il s'agirait juste de transposer la Nouvelle-Orléans au Colorado).
L'écriture de Whitmer est profonde, intelligente. Son regard social sur ces petites villes américaines d'aujourd'hui, où la pauvreté côtoie la violence, est lucide et plutôt morose. Il nous fait entrer dans toutes ces âmes bancales, dans ses vies où l'horizon est gris, dépeint des personnages bien campés. Et en fond sonore, il y la voix de Brother Joe à la radio parlant des mystères et des complots , ces histoires qui nourrissent les conversations de comptoir. J'ai apprécié son humour noir qui nous sauve un peu de la déprime.
Les chapitres passent de la narration aux lettres de Patterson écrites à son fils. Ces lettres nous donnent l'impression que Patterson est encore plus proche, quasi intime. Des lettres fortes, douloureuses, presque poétiques. Lorsque la poésie et la beauté, même avec des refrains de blues, montrent le bout de leur nez, moi, ça me fait une petite boule au ventre pour Patterson et les êtres attentionnés autour de lui. On aimerait pouvoir arrêter les larmes de ce père, ne serait-ce que le temps d'une soirée à regarder le soleil couchant sur les hauteurs du Colorado.