Critique réalisée dans le cadre de « Masse critique ». Merci à Babelio et aux Editions Gallmeister.
Je n'ai pas lu de polar depuis longtemps, et j'ai choisi «
Cible mouvante » pensant à une récréation, une évasion entre deux livres plus « sérieux », sans pour autant que dans mon esprit lire avec pour seul but le divertissement soit quelque chose de péjoratif.
Arrivée au terme du roman, je réalise à quel point mon attente avait quelque chose d'étriquée. Oui, je me suis divertie, oui je me suis évadée, mais je me suis rendue compte que le plaisir pris à la lecture n'avait rien à envier à celui ressenti à la plongée dans une oeuvre philosophique, un recueil de poésies un peu abscons, ou toute entreprise plus « intellectuelle ». J'étais victime, dans ma réflexion, d'un état d'esprit un peu trop « français », inconnu des anglo-saxons, pour lesquels l'entertainment est un art pris au sérieux, qui a tendance à considérer cette littérature comme un genre un peu mineur. Mea culpa.
Oui, on peut se divertir avec un art consommé de la littérature. L'exercice s'avère même parfois plus difficile, car il s'agit ici de respecter les règles d'un genre bien défini, en l'occurrence le polar, ce qui suppose une intrigue policière, de l'action, des personnages hauts en couleur, quelques meurtres et quelques coups de révolver. Tout cela est présent dans «
Cible mouvante », et le lecteur avide de sensations fortes ne sera pas déçu.
Kenneth Millar, alias
Ross MacDonald, a écrit ce roman noir en 1949.
Quand je me suis engagée dans la lecture, il m'est apparu que l'intrigue était secondaire, mon attention focalisée principalement sur les personnages tous plus pittoresques les uns que les autres, du détective Lew Archer, cynique mais sentimental à sa façon, désabusé mais pas totalement blasé, aux protagonistes qui gravitent autour de lui telles des figures aux mille facettes qui n'attendent qu'une chose : que vous leur tourniez le dos pour mieux vous abattre, au sens propre comme au figuré.
Dès les premières pages, j'ai éprouvé une certaine jubilation à regarder se déchirer, se flouer, se séduire et se repousser ces spécimens représentatifs de l'âme humaine dans toute sa complexité, soutenue par le style éblouissant de l'auteur : sans rechercher l'effet forcément spectaculaire, celui-ci a ciselé sa prose avec un art consommé de l'image évocatrice et souvent inattendue, distillant descriptions lyriques mais abruptes des paysages de bord de mer, des états d'âme du héros revenu de tout et à qui on ne la fait pas, des routes poussiéreuses sur lesquelles les décapotables américaines transportent argent et cadavres…
Impossible de ne pas penser au film de
John Huston, « le faucon maltais », au « Grand sommeil » d'
Howard Hawks (celui-ci ne disait-il pas, sous forme de boutade, qu'il recherchait toute personne qui lui explique l'intrigue du film…), à la nonchalance fatiguée d'Humphrey Bogart, la beauté vénéneuse de
Lauren Bacall ou Mary Astor…
Mais la littérature a ceci de supérieur au cinéma que nous nous fabriquons nos propres images avec ce que nous sommes, et quand un lecteur s'attardera sur le style du détective qui lui raconte l'histoire, un autre ne manquera pas de choix pour visualiser les personnages féminins qui, je dois dire, emportent la palme haut la main de la perversité, comme bien souvent dans ce style de roman. Mais, et j'insiste, avec «
Cible mouvante », la qualité est au rendez-vous, au plus haut point et de la plus belle des manières.
L'auteur ne relâche jamais son effort. Nulle phrase n'est banale, un mot, une métaphore chatouillent les neurones de la plus agréable des manières, avec ce tour de force que rien non plus n'est gratuit et que tout concorde à faire avancer l'intrigue sans que nous y prenions garde.
Ainsi, pour en revenir à ma première impression, j'ai cru naïvement me contenter de ma délectation à l'art consommé de l'auteur en faisant passer la résolution de l'énigme – ayant pour base le kidnapping d'un homme richissime – au second plan, et, je me suis aperçue à mon insu, arrivée à l'approche du dénouement, que j'étais bien plus curieuse que je ne le croyais du fin mot de l'histoire.
Aux abords des dernières pages, j'ai réalisé à quel point l'auteur avait fait monter crescendo le suspens sans avoir l'air d'y toucher, m'avait baladée à son gré, emprisonnée dans sa toile d'araignée.
Je n'ai rien vu venir. La fin m'a cueillie comme une débutante.
Pour conclure, je ne saurais que trop vous conseiller de plonger dans la lecture de «
Cible mouvante » qui, en plus de vous faire passer un bon moment, vous épatera par son style percutant, efficace, qui sans nul doute a dû influencer et continue d'influencer toute une flopée d'écrivains envieux. La démonstration est si éblouissante qu'on ne peut que les comprendre et leur emboîter le pas…