Passionné de longue date par le questionnement et la réflexion sur
le temps, sans doute la notion philosophique la plus mystérieuse et la plus excitante intellectuellement, je viens de lire avec intérêt et plaisir cet ouvrage de vulgarisation scientifique de
Guido Tonelli, découvert grâce à l'initiative conjointe de Babelio et des éditions Dunod. Outre la qualité de l'information, garantie par l'expertise d'un éminent spécialiste de la physique, je tiens à souligner l'élégance et la clarté de l'écriture qui non seulement mettent un contenu exigeant à la portée du profane mais lui assurent même un plaisir de lecture assez inattendu dans ce genre d'ouvrage. Cela tient très certainement au fait que, derrière le scientifique rôdé à tous les arcanes de son sujet, on sent en permanence toute l'humanité et la culture d'un auteur qui n'hésite jamais à témoigner personnellement et à faire des détours par la littérature, la mythologie et l'histoire de l'art pour mettre en perspective les enseignements plus arides de la physique. La performance est d'autant plus remarquable qu'elle permet de tenir à distance tout le formalisme mathématique de cette discipline et d'exposer l'essentiel en s'en tenant au langage courant (et encore une fois d'une grande élégance dans sa simplicité), aux images et analogies qui parlent à tous.
Mais c'est peut-être là aussi, à mon avis, que le bât blesse. Ce que j'ai mieux compris en effet à la lecture de ce livre (après bien d'autres sur le même sujet :
Etienne Klein,
Stephen Hawking, Einstein lui-même…) et que je n'avais pas suffisamment réalisé jusqu'ici, c'est que
le temps, ou plutôt « l'espace-temps », n'est pas seulement une notion, une réalité mentale, un cadre de référence intellectuel ou conceptuel, mais que c'est, dans le monde extérieur, une réalité physique, matérielle, dense, au même titre que l'autre couple « matière-énergie ». Ce n'est pas seulement la scène sur laquelle se joue la pièce de l'histoire du cosmos, c'en est l'acteur principal. « L'espace-temps n'est pas un concept abstrait, une simple représentation de la géométrie de l'univers ; au contraire, cette trame très fine est une substance matérielle qui vibre, oscille, fluctue et transmet toutes formes de perturbations, comme la surface liquide d'un étang. » (p.74). Mais du coup, puisque les deux ne font qu'un, pourquoi intituler ce livre « Temps » plutôt que « Espace » ? Pourquoi mettre l'accent sur
le temps, qui a toujours eu à voir avec l'intimité, plutôt que sur l'espace, qui a toujours été rapporté à l'extériorité ? Même s'il ne s'y réduit pas, l'espace appartient à la physique, cela ne fait pas problème. Mais, par sa dimension et ses enjeux humains,
le temps, lui, relève aussi, et peut-être d'abord, de la psychologie et de la métaphysique, et c'est bien ce qui le rend si intéressant… Les philosophes (de
Saint Augustin à Heidegger en passant par
Kant) ont souvent fait du temps une dimension ou une projection de la conscience humaine et ils ont nettement distingué
le temps des hommes et
le temps des choses,
le temps psychologique ou vécu et
le temps physique ou naturel.
Guido Tonelli ne récuserait sans doute pas cette distinction (même s'il n'en fait pas une séparation), puisque, tout en prenant pied dans les sciences physiques, lui-même dans son livre va et vient sans cesse d'un bord à l'autre, cherchant ainsi à lier plutôt qu'à nier. Mais on peut se demander si, de part et d'autre, il s'agit bien du même temps.
La célèbre controverse entre Bergson et Einstein au début des années 1920 a mis en lumière ce problème sans vraiment le résoudre. On sait que le débat a tourné au dialogue de sourds et que l'argument d'autorité (mythe « Einstein » + prestige de la science) a évincé, dans l'opinion et pour la postérité, les critiques de Bergson sans vraiment y répondre.
Guido Tonelli n'en parle pas, mais il semble constamment sous-entendre que la pluralité et la relativité des temps ne concernent que la physique et n'affectent que les mesures du physicien. Dans l'expérience de pensée de Langevin, il note bien par exemple (comme en écho à Bergson) que
le temps vécu par l'un et l'autre protagonistes dans leur propre système de référence reste inchangé et identique (cf., entre autres, p. 100 ou dernier § p. 115-6). Il montre aussi que, dans les plus récents développements de
la physique quantique (« théorie des cordes » ou « gravitation quantique à boucles », pp. 197-199) la tendance de la science à ramener
le temps à l'espace va jusqu'à l'élimination pure et simple du premier. On pourrait encore noter sa mise en garde prudente et honnête contre les spéculations hasardeuses et fantasmatiques à partir d'expériences et d'hypothèses de
la physique quantique qui font les choux gras des médias et de la science-fiction (pp. 124-5)… Tout cela me laisse penser (mais le confirmerait-il ?) que
Guido Tonelli n'est pas tout à fait dupe de l'amalgame auquel il cède lui-même (sans doute pour les besoins et pour l'intérêt de son remarquable travail de vulgarisation) entre
le temps de la physique et
le temps que vivent les hommes,
le temps qui n'est qu'une variable dans des équations mathématiques et
le temps (que Bergson, pour lever toute confusion, appelait la « durée ») qui est au coeur de l'existence, qui surgit de la conscience, avec son cortège d'états psychologiques et d'interrogations métaphysiques, et qu'elle projette elle-même sur le monde et sur tout ce qu'elle appréhende… donc aussi, bien évidemment, dans son investigation scientifique de la réalité !