Bien sûr que les poissons ont froid ne sera sans doute pas le livre du siècle, ce billet non plus d'ailleurs. Mais bon sang, que cette lecture jubilatoire m'a fait un bien fou !
Je voudrais vous parler d'une autrice qui a l'âge d'être ma fille, elle s'appelle
Fanny Ruwet. Je découvre qu'il s'agit de son premier roman,
Fanny Ruwet est davantage connu, - du moins je l'ai appris en faisant sa connaissance, pour être une figure montante de la scène comique belge. J'ai compris au mot utilisé pour qualifier ses spectacles, - stand-up, mais aussi à la découverte de la playlist musicale de la narratrice, qu'il y avait bien au moins une génération qui nous séparait, voire plus.
Le titre peut surprendre, la couverture peut créer un malentendu, je tiens tout de suite à l'entame de ce billet à lever toute ambiguïté : non ce roman n'est pas un feel-good. Oui je sais, ce sont des mots terribles que je viens de prononcer et j'ai bien conscience, à ce stade de la lecture de ce modeste billet, d'avoir perdu brusquement en route bon nombre de lecteurs de Babelio.
Mais de quoi parle alors ce livre ? La narratrice ressemble comme deux gouttes d'eau à l'autrice. C'est l'histoire vraie, ou presque, d'une jeune femme, Allie, vingt-sept ans, qui sort d'une rupture sentimentale avec son compagnon Alexandre. En plus, c'est le début de l'été, vous imaginez ? Tout semble brusquement se dérégler dans un nihilisme moite qui s'ouvre comme un long gouffre sans fin... C'est la première fois qu'elle emménage seule dans un appartement à Bruxelles et, comble de désarroi, son travail de rédactrice dans un magazine belge ne la passionne guère. Elle arrive à un moment de sa vie où les rapports sociaux sont plutôt compliqués avec les autres.
Au détour d'une conversation avec son meilleur ami Maxime, Allie se souvient qu'à l'âge de quinze ans, elle a vécu une étrange et indéfectible histoire d'amitié matinée d'amour sur Internet, échangeant chaque jour durant un an et demi, sans qu'ils ne se rencontrent jamais dans la vraie vie. C'est l'occasion alors pour elle de vouloir se replonger dans le souvenir merveilleux de cette relation douce et inoubliable : il s'appelait Nour, habitait la banlieue de Montpellier. Au seuil d'une crise existentielle, comme pour y trouver des réponses à ses questions, elle se lance avec son ami Max dans une quête rocambolesque pour le retrouver. Ainsi démarre une pseudo-enquête, prétexte rapidement à entreprendre des chemins buissonniers...
Qu'est devenu Nour ? Il semble qu'il ait totalement disparu des radars. Pourquoi n'y a-t-il plus aucune trace de lui en ligne ? Et s'il n'avait été qu'un prédateur de soixante-dix ans s'appelant René et se faisant passer pour un jeune homme ? En cherchant la vérité sur Nour, la narratrice revient aux sources de ses émotions intenses et tortueuses d'adolescente, lorsqu'elle ressentait les choses avec exaltation, à l'époque où elle se cherchait, où elle n'avait pas encore déterminé totalement son orientation sexuelle. Dit comme cela, cela ressemblerait presque à un défi dans parcoursup. Mais quand elle avait alors un petit copain, sa première préoccupation était de rencontrer la soeur de celui-ci. Je ne sais pas pourquoi, j'ai alors pensé que j'avais justement eu trois soeurs et que celle qui lui aurait plu le plus n'était plus là aujourd'hui, celle qui m'avait fait justement aimer les livres...
Dans ce roman bien plus profond qu'il n'y paraît, par un ton caustique et décalé
Fanny Ruwet nous plonge dans la psyché d'une narratrice oscillant sans cesse entre l'autodérision et le désoeuvrement et aborde ainsi des thèmes dont on devine qui lui sont chers : solitude, quête de sens, féminisme, bisexualité, alcoolisme, monde virtuel...
L'une des scènes-cultes du roman résume à elle seule toute la palette sensible du roman. Ainsi, un soir de grande mélancolie, la narratrice décide de s'offrir un petit plaisir intime et solitaire. Aïe ! Comment vais-je m'en sortir sans faire fuir les quelques lecteurs qui ont tenu jusqu'ici, car c'est une scène bien explicite, n'est-ce pas ? Procédons par analogie et imaginons un instant que ce plaisir intime et solitaire consiste à manger du chocolat en regardant Frozen à la télé, vous allez comprendre. Vous êtes sur votre lit, vous vous mettez en condition, le plaisir monte, devient intense, vous sentez là que manger du chocolat en regardant Frozen est un plaisir capable de vous amener au bord de l'extase, lorsque brusquement le chat de la maison, - vous savez ce personnage ingrat qui ne daigne jamais vous accorder un câlin quand vous lui courez après, décide à se moment-là de se joindre aux festivités. Oui, mais vous, vous êtes égoïste car manger du chocolat en regardant Frozen, cela ne se partage pas et pour éviter surtout de vous déconcentrer vous repoussez le chat d'un geste violent du pied. Qu'à cela ne tienne, le chat croit que vous avez envie de jouer et saute sur le lit, grimpe sur vous jusqu'à s'étendre sur votre visage et couvrir vos gémissements et autres vocalises... Tant pis, d'un geste désespéré, vous ne renoncez pas à votre plaisir et décidez de jeter vos ultimes espérances jusqu'au bout de ce chemin éperdu qui consiste à manger du chocolat en regardant Frozen à la télé...
J'ai lu dans cette scène cocasse et presque ordinaire, l'infinie solitude d'une narratrice dont le surgissement d'un chat facétieux devient vite à ses yeux une tragédie survoltée.
Jouant sans cesse sur ce registre drôle et profond, l'autrice lève peu à peu un coin du voile pour mettre son coeur à nu.
Ce roman traite du sujet de la dépression sans que jamais une seule fois le mot ne soit employé,
Fanny Ruwet manie l'art de la digression dans des scènes désopilantes qui rendent absurde ce désir parfois insensé de chercher à trouver sa place dans la vie réelle et de ne pas y parvenir.
J'ai bien senti que cet humour décapant qu'on nomme la politesse du désespoir, était pour elle comme un rempart face aux coups de la réalité brutale, comme une main capable de retenir la vie prête à s'effilocher au bord de l'abîme. Elle peut être drôle et la seconde d'après, s'autoriser à ne plus l'être.
Je me suis surpris à rire à voix haute dans ma lecture et la seconde d'après à sentir le coeur qui se serrait comme une boule et ce, au grand dam de mes deux chats qui eux, ne sautent jamais inopinément sur le lit quand je mange du chocolat en regardant Frozen à la télé...
Ce roman est un regard tout en finesse et sensibilité. Et quand
Fanny Ruwet sent que les larmes viennent au bord des yeux, il est grand temps de faire une pirouette au milieu des pages et de se saisir des mots pour s'en moquer tout en leur rendant un bel hommage. Ses plus belles digressions deviennent alors des notes de bas de pages loufoques et dissidentes, vous savez ces incursions qui dévorent parfois l'ensemble du texte d'une page et que rarement on lit jusqu'au bout.
Elle s'égaye de la sonorité du mot glotte en le répétant à haute voix et à satiété, ou encore le mot horcruxe... Je suis sûr qu'après la lecture de mon billet, les quelques amis qui seront restés jusqu'au bout se précipiteront dans leur jardin pour tenter l'exercice au grand désespoir de leurs voisins qui les observeront, comme ceux sidérés dans une fameuse pub d'un réseau d'agences immobilières...
Plus tard, il y aura d'autres mots plus doux qui viendront rouler sous le palais ou caresser la peau, une conversation téléphonique d'une heure dix que vous ne serez pas prêts d'oublier, l'éloge des dernières fois, un peu de noirceur encore à l'âme et des fulgurances lumineuses comme des rosiers qui s'enflamment dans un jardin en partance...
Je referme ce livre et je me dis qu'il est des lectures qui font du bien.
Bien sûr que les poissons ont froid. En doutiez-vous encore ?