En 1492 a eu lieu le premier contact entre les Indiens d'Amérique et les colons européens. Un événement historique qui a été analysé, digéré et jugé avec un regard moderne pas toujours approprié car hors-contexte. Les colons européens ont été critiqués pour avoir eu des comportements immoraux ne correspondant pas à nos critères actuels – et je suis d'accord : bien des souffrances auraient pu être épargnées si nos ancêtres avaient fait preuve de plus de jugeote.
Mais la question à laquelle tente de répondre
Mary Doria Russell est : peut-on réellement les condamner ? Si nous avions été à leur place et si nous avions été propulsés dans un environnement inconnu presque sans espoir de retour, aurions-nous fait mieux ? La bonne volonté et l'ouverture d'esprit suffisent-elles à assurer de bonnes relations de voisinage ?
La dame est tranchante sur le sujet : non, ça ne suffit pas. Dès le premier chapitre, elle nous présente un protagoniste défait, affaibli et profondément blessé. Aussi bien physiquement que mentalement. Un seul survivant, plus aucune nouvelle des autres. Et de terribles rumeurs dues aux derniers rapports : les relations avec les extraterrestres sont affreusement tendues, et Emilio Sandoz, prêtre jésuite de son état, se serait prostitué et aurait tué une enfant lorsqu'il était sur la planète Rakhat… Il convient de faire la lumière sur cette affaire, ne serait-ce que pour laver l'honneur de la Compagnie de Jésus. Ce sont donc John Candotti et
Edward Behr, prêtres jésuites de leur état, qui seront mandés afin de faire passer Sandoz aux aveux.
La narration s'effectue sur deux temporalités :
- Une en 2015-2019, dans laquelle les personnages de la mission se rencontrent, sympathisent, captent le signal extraterrestre et décident de partir rencontrer ces autres enfants de Dieu ;
- Une en 2059-2060, dans laquelle Emilio revient ravagé, sa réputation défaite, son corps et son esprit brisés.
La plus abondante est la première :
Mary Doria Russell a à coeur de ciseler chaque détail de ses protagonistes et de leurs relations. Sur plus de deux cents pages, il ne sera pratiquement pas question d'espace et d'extraterrestre, mais de rencontre, d'amitié, de religion et d'amours contrariées. C'était très intéressant, mais un peu long : comme si elle essorait ses personnages afin d'en faire ressortir toute l'humanité. Et à les rendre trop attachants, on finit par ne plus y croire. Tout est trop parfait, trop fusionnel.
Ne vous y trompez pas : j'ai adoré le début. Il aurait peut-être juste fallu en retrancher un peu et dé-idéaliser Anne, Georges et Emilio – qui semblent être totalement étrangers à l'égoïsme, l'emportement et la haine. Par ailleurs, Emilio (le protagoniste) fleurait bon le fantasme : c'est un sex symbol plein de charisme, de douceur, d'empathie, accroché à des idéaux contre-nature, mais beaux (ou bien beaux car contre-nature), viril quand il le faut, sensible quand il le faut.
Anne et Georges ont la relation de couple la plus équilibrée que j'ai jamais rencontrée dans la littérature. Basée sur l'empathie, le partage, la communication et l'humour, ils peuvent tout se dire, car en plus d'être mari et femme, ils sont aussi meilleurs amis.
C'est ainsi que l'attirance d'Anne pour Emilio et celle de George pour Sofia ne poseront pas de problème. Chacun a ressenti cela chez l'autre, mais n'en a éprouvé nulle angoisse, colère ou rancoeur. Simplement de la confiance.
Jimmy, en comparaison, est quelqu'un de plus abordable. Trop grand, trop candide, trop dépendant de sa mère, il a bon coeur mais est loin d'être un canon de beauté. Il est la raison pour laquelle tout ce petit monde sera appelé dans l'espace : travaillant à la SETI (Search for ExtraTerrestre Intelligence), c'est lui qui entendra le chant et décidera d'impliquer ses meilleurs amis.
Par le plus grand des hasards (hum hum), ceux-ci ont toutes les compétences nécessaires à ce genre de mission : Emilio est un linguiste polyglotte d'exception, Anne est anthropologue, George est bricoleur touche-à-tout-bénévole-à-la-SETI-depuis-sa-retraite, et Sofia a un esprit d'analyse, de synthèse et d'adaptation hors normes.
Je ne vous ai pas encore parlé de Sofia Mendes. C'est la cinquième (roue du carrosse ?) membre du groupe. Intégrée tardivement à ce dernier, elle est le love interest de presque tous les hommes (tout comme Emilio est le love interest de presque toutes les femmes). Et tout comme Emilio, elle n'est absolument pas disponible, non pas pour des raisons d'engagement religieux, mais pour des raisons émotionnelles. D'un abord froid, presque inhumain, si concentrée sur son travail qu'elle ressemble à un robot, c'est l'histoire de son passé qui nous la rend attachante. Elle en a bavé, croyez-moi.
Mais bien sûr, au contact de ce groupe si hétéroclite et bienveillant, elle ne pourra que baisser ses barrières.
En fin de compte, c'est la temporalité de 2059 que j'ai trouvé plus intéressante. Un peu plus oppressante et un peu moins feel good, elle laisse planer un épais mystère : qu'est-ce qui a foiré ? Comment ces gens-là, si attachants, si touchants, ont pu commettre des crimes ? Qu'est-ce qu'Emilio a subi pour revenir avec de telles blessures et de tels traumatismes ?
Le seul défaut que je trouve à cette timeline, c'est Sandoz lui-même. le bougre devenait franchement irritant à répéter : « Vous ne pouvez pas comprendre ce que j'ai enduré. — Non on ne peut pas comprendre, c'est pour ça qu'il faut que vous nous expliquiez. — Non, je ne veux pas en parler parce que j'ai trop souffert. — Emilio, il FAUT que vous vous justifiiez, vous allez être trainé en justice ! — Je m'en fiche, personne ne peut me comprendre ! »
Ce genre de scène n'est clairement pas choquant quand elle concerne une personne traumatisée, mais elles reviennent tellement souvent que je me suis surprise à soupirer en attendant que ça avance.
Au-delà de ces quelques défauts, l'écriture est précise et riche. Scrutant les détails afin de nous rendre un maximum d'émotion. Et
Mary Doria Russell aborde des thématiques qui me fascinent :
- La religion : étant issue d'une famille très catholique et ayant moi-même embrassé l'athéisme, je me sens toujours très concernée par le sujet. Pendant la majeure partie du roman, j'étais dérangée par le discours légèrement pro-chrétien : Sandoz a souvent le dernier mot, et même les personnages agnostiques semblent se laisser tenter par le réconfort de la croyance. Cependant, la timeline de 2060 contrebalance cette tendance.
À bien y réfléchir, on peut même dire que le rôle de 2020 est de faire briller tous les plus beaux idéaux humains, les espoirs, les aspirations, les morales, afin que 2060 puisse mieux tout dévaster (quelle cruauté, Madame Russell^^ Faites-moi penser à ne jamais devenir l'un de vos personnages de roman, c'est très mauvais pour la santé !) ;
- Dieu : c'est un thème que je séparerais de la religion, surtout dans ce roman. Les personnages s'ébahissent que tout leur soit si facile, s'étonnent que les astres s'alignent pour leur permettre d'accomplir leur mission. Est-ce la volonté divine ? Pour Sandoz, oui : Dieu se cache dans les petits hasards du quotidien.
C'est la raison pour laquelle il tombera de très haut quand il voit ce projet épique tourner en eau de boudin… Et de s'interroger sur la volonté de Dieu, et de se demander s'Il existe, s'Il l'aime, pourquoi Il le traite si mal. Mais oui, Sandoz : Dieu existe. C'est l'auteure qui a inventé cette histoire qui est ton Dieu. Elle a souhaité te faire espérer puis te martyriser afin de distraire des centaines de milliers de lecteurs, mon chou. En tant que spectatrice de ta torture, c'est à la fois exaltant et horrifiant d'avoir conscience de cela ;
- L'amour contrarié : là aussi, très concernée par la question, moi qui suis si fleur bleue ! L'auteure a intégré une profonde réflexion sur le sujet du désir et de son renoncement (qu'elle a entremêlé avec la religion, évidemment). Comment gère-t-on la tentation après quarante ans de mariage ? Après un serment de chasteté ? Quand les personnes de l'autre sexe ne sont pas intéressées ? Une thématique riche et ouverte, très liée à la suivante ;
- L'engagement : est-il toujours bon de suivre des voeux qu'on a fait il y a plusieurs décennies ? Que ce soit pour le mariage ou la prêtrise, est-il naturel, est-il SAIN de s'engager en toute bonne foi sur le restant de son existence ; sachant que le changement fait partie intégrante du vivant ? Je n'ai pas pu m'empêcher de relever quelques passages que j'ai trouvées très pertinents ;
- le destin : à rejoindre avec le thème de Dieu. Les personnages s'interrogent énormément sur le sens de leurs actes, leurs libre-arbitre et la volonté de leur Créateur. Était-ils prédestinés à aller sur Rakhat ? Ont-ils été façonnés par une puissance supérieure, ou leurs compétences sont-elles bien les fruits de leur travail et de leurs choix ?
Au début, j'ai eu une petite déception pour la planète Rakhat, qui n'est finalement pas très exotique. Les descriptions de Mary Doria Russell sont assez proches de ce qu'il y a sur Terre, et les extraterrestres sont très anthropomorphes : ce sont des mammifères à la silhouette humanoïde, dotés de poils, d'une queue et des mêmes organes. C'est frappant, mais pas tout à fait impossible, étant donné que la Terre et Rakhat offrent des conditions de vie très comparables (gravité, atmosphère, faune et flore…). Pourtant, aucun des spécialistes de la mission ne tente de rationaliser ce fait extraordinaire en évoquant la convergence évolutive…
Mais rapidement, la richesse des sociétés VaRakhati prend le dessus : autre planète, autres enjeux culturels ! Assurément, Mary Doria Russell excelle dans l'art d'imaginer et de décrire de nouvelles sociétés, et celles-ci ont trouvé un moyen imparable et inhumain d'éviter tous nos dérives : le contrôle des naissances. Ce qui implique des contraintes et des libertés très différentes que les nôtres : pas de chômage, pas de pollution, pas de surpopulation, une faune et une flore vastes et riches, mais un peuple herbivore asservi à un peuple carnivore, maintenu au statut de bétail, des infanticides commis au nom de la justice, des frustrations sexuelles nées de l'interdit de procréer, des viols commis sur d'autres espèces...
Cependant, je ne peux pas m'empêcher de revenir sur la raison pour laquelle les choses ont dégénéré pour nos protagonistes. D'où leur vient cette foutue idée de planter un jardin en terre Rakhat ? Même Marc, le biologiste de la mission, n'a pas eu peur de bouleverser les écosystèmes ? On ne manque pourtant pas de terribles exemples d'importation, sur Terre : que dire des lapins en Australie ? L'importation d'espèces étrangères, qu'elles soient végétales ou animales, pourrait avoir des conséquences désastreuses…
Par ailleurs, les plantes terrestres sont parfaitement évoluées pour vivre SUR TERRE. Mais le sol de Rakhat n'est pas le même que le nôtre : il n'a pas été formé dans le même coin d'univers. Les nutriments, la composition, et même les microorganismes dont les plantes ont besoin pour vivre ne peuvent pas être les mêmes ! Et pourtant, toutes les variétés importées semblent étrangement germer à merveille…
Et d'où le fait que planter des légumes facilite le quotidien des Runa ? On le sait aussi : l'agriculture n'est pas, et de loin, la meilleure invention de l'homme. En quittant le mode de vie des chasseurs-cueilleurs, nos ancêtres ont perdu une vingtaine de centimètres et gagné des carences et des carries (les céréales, plus massivement consommées, ont un haut taux glycémique). Travailler la terre, c'est aussi cela : du travail. Une alimentation plus abondante et moins variée, au prix de beaucoup plus d'efforts. Des individus plus nombreux, mais en moins bonne santé. Ce n'est sans doute pas pour rien que les Runa, pourtant largement assez intelligents pour avoir l'idée de cultiver leurs plantes, ne l'ont pas déjà fait (pour bien faire les choses, ils auraient sans doute dû être nomades, d'autant plus qu'on nous répète qu'ils avalent de grandes quantités de nourriture, mais admettons : c'est un autre écosystème, peut-être est-il suffisamment fort pour supporter autant d'individus au même endroit).
Non, le point fort de l'histoire n'est pas l'exotisme : ce sont les relations « humaines ». Je me répète, mais
Mary Doria Russell fait la part belle à ses personnages, leur laisse toute la place de croître, de s'étoffer, d'approfondir leurs liens. Ici, la technologie future est à peine évoquée (tout juste voit-on apparaître quelques « bloc-notes électroniques » – l'équivalent des tablettes, je suppose). Amateurs de hard SF, passez votre chemin !
En conclusion, j'ai passé un très bon moment en lisant
le Moineau de Dieu, malgré un passage un peu longuet à la fin du premier tiers. Des personnages riches, creusés, une écriture fluide et précise, et des thématiques fascinantes ont stimulé mon engouement. L'intrigue est un peu longue à démarrer, mais la seconde moitié du roman est tout simplement fascinante et se finit dans une apothéose qui m'a coupée le souffle et laissée brûlante d'émotion. Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu ce sentiment de ne pas pouvoir décrocher de mon livre et de me sentir vaseuse une fois refermé.