Ouvrage de fiction sans doute le plus documenté, ni tout à fait essai, ni roman littéraire, ni réduit à une exégèse philosophique, le livre de
Maxime Rovere est avant tout le fruit d'une immense passion de l'auteur pour l'oeuvre majeure de
Spinoza, l'Éthique, et la mise en pratique d'une démarche philosophique authentique : s'abstraire du texte pour entamer une véritable réflexion personnelle.
Telle est la principale leçon de l'héritage de Bento de
Spinoza : le philosophe ne propose pas un corpus déjà constitué visant à élaborer une nouvelle théorie. Il ne se pose pas en savant, mais ambitionne, non de changer l'ordre des choses, mais d'amener son lecteur à faire table rase de ses préjugés et de son ignorance pour comprendre par la Raison et accéder à la véritable connaissance. Il faut être capable de penser contre sa propre expérience, contre ses propres convictions. C'est ce à quoi conduit l'abstraction, l'épreuve la plus simple et la plus difficile de la philosophie. L'écueil le plus courant est que le lecteur s'en tienne au texte, alors que la connaissance surgit de la friction entre le texte et la réflexion du lecteur.
Le « clan de
Spinoza » entreprend un travail historico-philosophique qui déconstruit le mythe d'un philosophe d'exception, solitaire, tailleur de lentilles et athée. Loin de l'image de l'homme sage, ascétique, chantre de la joie et d'une béatitude quasi mystique, Rovere nous fait découvrir la cacophonie créatrice des idées qui parcourent l'Europe du XVIIe siècle, de rencontres avec
Gottfried Wilhelm Leibniz, Henry Oldenburg,
Nicolas Sténon ou
Thomas Hobbes, ouvrant la voie à Rousseau, à
Voltaire et aux Lumières en posant la Raison comme principe absolu face aux croyances.
En parcourant les tensions théologico-religieuses entre cartésiens, les rivalités rabbiniques entre Menasseh ben Israël et Saül Levi Morteira, ou les joutes intellectuelles avec Johannes Bouwmeester, Adriaen Koerbagh, Henry Oldenburg, Pierre Balling, et les intrigues politiques soutenues par Franciscus van den Enden,
Spinoza apparaît de façon inédite au coeur d'un réseau d'hommes épris de liberté. Ils forgent, par impulsions violentes, dans l'atmosphère extraordinairement créative du « Siècle d'or » hollandais, le monde moderne de demain. En ce sens, les intellectuels et philosophes du XVIIe siècle ne sont pas des écrivains, mais des hommes d'action.
Outre la prodigieuse audace et subtilité des idées, souvent obscurcies par la rigueur géométrique et mathématique de leur démonstration, le livre de Rovere nous dépeint un homme plein de passion, de colère, d'ironie et de déceptions, traqué par ses ennemis, fuyant la gloire et renonçant à publier de son vivant, protégé par un cercle d'amis et d'admirateurs fidèles.
N'en déplaise aux contemplatifs, la tristesse, la colère ou la souffrance sont des nécessités
de la nature humaine, liées à des forces qui nous submergent. La béatitude n'est que la connaissance rationnelle de Dieu. Et l'amour de Dieu s'exprime, dans l'esprit humain, par la joie de comprendre.
L'icône d'un
Spinoza apôtre de la béatitude et du désir, c'est précisément cette image-là que l'Éthique a voulu détruire. Avec des méthodes qu'il tente de construire au gré des contextes et des difficultés, cette philosophie s'attache à transformer rationnellement les passions et les forces actives capables de perfectionner leur efficacité.
Pour restituer ces facettes de la vie, l'universitaire Rovere s'empare de la plume d'un romancier, employant parfois un langage trivial au plus près du jaillissement des idées et des controverses qui ont alimenté collectivement l'oeuvre de
Spinoza, jamais vraiment enfermé dans la solitude. Ne cédant en rien à la rigueur historique, Rovere, puisant dans les sources les plus exhaustives (*) explorées en collaboration avec son réseau d'experts pendant plus de cinq ans, réussit l'exploit de faire parler et incarner au quotidien les préoccupations de personnages authentiques ayant vécu il y a plus de trois siècles et demi.
Singulièrement décrié par ses contemporains,
Spinoza fut le penseur le plus radical et iconoclaste de son temps sur la religion, la politique,
l'éthique, la psychologie humaine et la métaphysique. Mais comme le remarque
Maxime Rovere, jamais
Spinoza n'a été autant lu aujourd'hui qu'il ne l'était dans le passé. Pourquoi ce regain tardif de popularité pour un philosophe que
Pierre Bayle qualifiait ironiquement d'« auteur obscur même pour les esprits les plus savants » ?
Pourquoi lisons-nous
Spinoza aujourd'hui ? N'est-ce pas parce qu'au XVIIe siècle comme au XXIe, des communautés ne s'entendent pas et que des religions continuent à s'affronter ?
Spinoza peut alors apparaître comme un remède à nos malheurs contemporains. Car « dans un rapport humain, on cesse d'être dans le vrai dès lors que l'on entre dans l'affrontement : toute formule qui détruit la relation perd sa vérité de facto. de ce point de vue, la raison n'apparaît pas principalement comme une lumière divine, ni seulement comme une révélation de l'absolu mathématique, mais comme une manière d'organiser ensemble le bric-à-brac des choses et des pensées. Quiconque a eu un jour besoin d'un appui, et quiconque a déjà été utile par ses conseils, sait bien que la sagesse humaine dépend principalement des effets que nous produisons sur les autres. La sagesse opère essentiellement comme un transfert subtil où les paroles de l'un donnent de la force à l'autre, où quelque chose circule et s'entretient par un cercle de confiance et de reconnaissance. le sage, c'est toujours l'autre. Et réciproquement, on ne peut être que le sage de l'autre. »
Si l'on ne peut être qu'admiratif de cette remarquable fresque historique qui redonne vie au monde qui a vu naître la Raison moderne entre crises religieuses, expansion du commerce, constitution des États modernes et révolutions dans tous les domaines du savoir, on pourra également se saisir de ce livre comme d'un véritable exercice de raisonnement spinoziste, au sens où il éclaire la manière dont la pensée la plus claire ne naît que dans une multiplicité de relations intellectuelles et affectives.
Dans tous les cas, il s'agit d'un très beau livre dont le principal mérite est de tenir la promesse de la philosophie : toujours produire des joies individuelles et universelles de la pensée.
(*) Soulignons l'exceptionnel travail bibliographique, offrant toutes ses sources sur le site Internet.