Le langage est réglé à la fois par l’institution et par le vouloir. Mais la matière en est fournie par la nature, par le cri, et par ce gazouillement où l’enfant fait le premier essai de ses forces et s’émerveille de ce pouvoir qu’il a d’ébranler l’univers. Il est remarquable que, dans toutes les langues, les mêmes syllabes élémentaires servent à désigner la nourriture ou les parents, ou l’objet que l’on veut montrer, comme s’il y avait entre le mouvement des lèvres et le geste qu’elles appellent et qui le prolonge une ressemblance mystérieuse.
La pensée n’est d’abord qu’un rêve sans consistance. On s’étonne que ces lueurs fugitives qui traversent un instant notre conscience, qui nous paraissent à nous-même sans réalité, comme des feux follets de la caverne intérieure que la lumière du jour suffira à faire évanouir, puissent parfois soutenir une telle épreuve, acquérir tout à coup une solidité et un éclat qui en font l’objet commun de tous les regards. C’est le langage qui obtient ce prodige. Il transpose, si l’on peut dire, l’individuel dans l’universel et, au lieu, comme on le croit, de l’appauvrir, de lui ôter l’originalité et la vie, il lui donne la substance et l’accroissement ; il lui ajoute la chair et le sang.
Il ne suffit pas de dire que le mot n’est point encore la chose : car
le mot est prononcé ; et ce petit mouvement des lèvres suffit à ébranler
l’univers. Le mot est un intermédiaire entre la pensée et l’action, une
action qui se cherche et qui commence à s’ébaucher, une promesse
d’action qui peut-être ne sera jamais tenue. Sa vertu, c’est d’être non
point un objet que je retrouve, mais un mouvement dont je dispose et
qui peut être répété indéfiniment. Et pourtant le ton avec lequel je le
prononce, l’assemblage où je le fais entrer le rendent toujours nouveau,
de telle sorte que sa signification se transforme sans cesse et
m’étonne toujours.
La parole et l’écriture sont les deux portes du langage. Et la vertu du langage, c’est d’obliger la pensée de l’individu à retrouver, en se proposant à autrui, une expérience commune dans laquelle elle puise et qu’elle modifie toujours. Il ne réussit à manifester le secret des consciences et à établir entre elles une vivante communication qu’à condition d’inscrire la pensée de l’individu dans un monde qui est celui de tous.
Mais la voix est toujours émouvante par le timbre et par l’accent plus que par le contenu des paroles ; elle est une physionomie de nos profondeurs, qui surprend celui qui tout à coup la découvre, et que l’autre, celle que nous offrons constamment à tous les regards, dissimule le plus souvent.