En juin 1580,
Montaigne décida de partir à cheval pour Rome. Il tint un journal qui permet notamment d'en connaître l'itinéraire.
En 2020, Gaspard Koenig, écrivain-philosophe de son état et cavalier à ses heures, entreprend de marcher sur ses traces, en compagnie non pas d'une petite escorte mais de sa seule jument, Destinada.
«
Notre vagabonde liberté » est la chronique de ce périple de cinq mois, alternant observations équines, socio-géographiques et philosophiques, ces dernières croisées avec celles du sieur
Montaigne.
Avant de chevaucher aux côtés de Gaspard et Destinada, on se rend à La Pommeraye, où l'auteur nous esquisse à grands traits comment il s'est préparé à ce voyage, car il n'a rien d'un va-t-en guerre inconscient. Ensuite, direction la tour de
Montaigne, à partir de laquelle l'aventure va pouvoir démarrer.
Le temps passé à cheval (ou à pied, car pour ménager sa monture que ce poids humain continuel fatiguerait trop, au fil d'étapes quotidiennes d'une vingtaine de kilomètres pendant plus de cinq mois, le cavalier doit marcher la moitié du temps à ses côtés) est l'occasion pour notre voyageur de longs soliloques. La flegmatique Destinada n'y prête guère attention mais ils lui fournissent matière aux notes prises régulièrement sur sa tablette tout terrain (élément clé de son paquetage minimaliste puisque c'est elle qui contient ses outils cartographiques). Cette matière elle-même est variée. Ainsi, la réparation d'une rêne cassée par Destinada, qui avait marché dessus, amène l'auteur à toute une réflexion sur le travail manuel au sens large :
« Notre société survalorise la connaissance théorique. le système éducatif est entièrement centré sur les compétences académiques. Dans ses réflexions sur l'éducation qu'il adresse à Diane de Foix,
Montaigne déplorait déjà le caractère trop doctrinal des études. Pour former une jeune personne, « ce n'est pas assez de lui roidir l'âme, il faut aussi roidir les muscles ». Ne pourrait-on pas ajouter au tronc commun des enseignements obligatoires de véritables cours d'artisanat ? ».
Parcourir diverses régions de France, du Périgord à l'Alsace, avant de rejoindre l'Italie via l'Allemagne, lui permet de constater à quel point il existe en leur sein des territoires définis par leur cohérence géographique : celle-ci lui saute littéralement aux yeux et s'affranchit souvent des contours officiels, d'ailleurs « les identités locales, fruit de siècles d'ordre spontané, ont survécu aux divisions administratives artificiellement opérées par les jacobins et leurs successeurs ».
Il découvre à quel point l'hospitalité peut se manifester à l'occasion de son passage, s'insurge contre la laideur des zones périurbaines et les constructions de le Corbusier marquées par « l'oubli de l'homme », fait l'éloge de l'ombre et d'une écologie « inventive et sinueuse », consciente de la place de l'homme dans son milieu. Voyager à cheval, avec des bagages réduits au strict minimum, lui apprend la frugalité ; il perd progressivement ses repères habituels en matière de consommation courante, et se rend compte que « La sobriété rend heureux. » Avec Desti, ils sont des « vagabonds des temps modernes » :
« J'éprouve le charme puissant de cette existence évanescente. Je rencontre tous les jours de menus soucis matériels, mais je n'ai plus aucun problème en tête, de ceux qui demandent de longues réflexions, des stratégies élaborées, des solutions jamais entièrement satisfaisantes.»
Et il déclare plus loin, comparant son évolution à celle de Destinada, qui s'est assagie en cours de route (« La voilà devenue plus méditative ») : « Je me sens capable désormais de rester quelque temps sans désirs ni pensées, simplement satisfait d'être au monde. »
Notre vagabond n'en demeure pas moins connecté, émaillant son périple de rencontres avec les journalistes et de chroniques auprès du Point.
La Beauce, on s'en serait douté, ne suscite pas son enthousiasme :
« Aucun pli de terrain, aucun recoin de conscience où pourrait se nicher une tradition, une gastronomie, une langue. Tout se voit à des dizaines de kilomètres à la ronde. Comment vivre dans cet espace ouvert, dans cette transparence totale ? En se claquemurant. […] Ici, on ne répond pas à mes saluts : au mieux, un grognement. Ici, je dois parlementer avant d'avoir droit à un seau d'eau pour Desti. […] Il faut être fou pour visiter la Beauce, et ici les fous ne suscitent aucune sympathie. »
On le constate, Gaspard Koenig ne pratique pas la langue de bois (plus loin, il ajoute : « La principale qualité de la Beauce, c'est qu'elle passe vite. ») et c'est l'un des charmes, nombreux, de son propos. Quand une région lui semble sans attraits, il le dit et comme il a l'art des formules bien senties (pour ne pas dire des punchlines, le mot à la mode), ça claque (autre exemple : « le Val de Loire était la région zéro. La Brie est une non-région, un espace sans âme où convergent des individus sans destin ».).
Voyager à travers la France lui permet d'étayer ses convictions relatives au libéralisme cher à son coeur c'est-à-dire conforme à l'origine de cette pensée et il note que « Chacun est freiné dans son activité ou dans son existence par une réglementation devenue folle, incompréhensible, inapplicable ». Les exemples sont nombreux, qui touchent en particulier au domaine de l'agriculture mais pas que, et il s'empresse de nous les citer à l'appui. Les situations générées par une législation devenue trop lourde et tatillonne, conséquence de l'inflation normative, peuvent devenir insupportables car insensées au sens propre du terme. « Dans les campagnes, commente-t-il, on accepte que la vie soit dure, comme elle l'a été depuis tant de générations, mais pas qu'elle soit absurde. » Pour lui, retrouver une part de liberté reviendrait à accepter une part de risque inhérent à celle-ci et l'exemple des mesures prises au moment du COVID, protectrices mais restreignant nos vies, n'allait certainement pas en ce sens.
Le cavalier de passage, en revanche, est un facteur de trouble bienvenu :
« En bousculant nos habitudes, en forçant l'improvisation, le cheval opère une disjonction qui remet en mouvement l'environnement qu'il traverse. Avec Desti, j'ai le sentiment de semer à la ronde la pincée de chaos indispensable à la bonne marche de la société. […] Dans un univers trop bien organisé, où nos journées sont réglées à l'avance et nos comportements surveillés par des algorithmes, on guette la faille où peut se glisser l'imprévu. le cheval est un excellent vecteur de communication car il inspire la sympathie et la confiance. Mais c'est aussi un perturbateur et un catalyseur, qui fait ressortir le meilleur de chacun et invite à la fête. »
Les pérégrinations de Gaspard Koenig sont l'occasion de rencontres, surtout de personnes en prise directe avec la nature … et pas toujours d'accord sur la manière de l'appréhender, en témoignent les réactions diverses à la souffrance animale, illustrées entre autres par le cas de la chasse à courre, sujet de vives controverses.
D'autres rencontres l'incitent à des réflexions sur le grand âge, la mort, le matérialisme ambiant et bien des questions propres à agiter l'esprit de notre philosophe en mouvement, allant des « modes de production plus respectueux des écosystèmes » à l'humanisme européen, en passant par l'entrave représentée par les papiers d'identité (« Pouvoir se déplacer sans papiers, c'est jouir d'une liberté rare : celle d'être pleinement soi. »), sans oublier l'éloge de l'ombre (et par ces temps de canicules récurrentes, on ne peut que lui donner raison) souvent battue en brèche par la manie d'éclaircir nos paysages, pour ne citer que ces exemples tant le livre fourmille de remarques et commentaires en tous genres, toujours dignes d'intérêt.
Ainsi l'auteur souligne-t-il, et pour quelqu'un qui comme moi a vécu plusieurs années à Orléans et donc connu la difficulté des randonnées en Sologne, l'attitude de l'Allemagne, dont il apprécie l'extrême hospitalité, en la matière :
« Les propriétaires privés se trouvent […] dans l'obligation légale de respecter le droit de passage dans les forêts comme à travers champs : pas de Sologne ici, avec ses milliers d'hectares enclos et jalousement gardés. le pays est ainsi considéré comme un espace de promenade pour ses habitants. »
La Toscane, en revanche, en prendra pour son grade, peu accueillante (« Jamais une seule fois en un mois je n'ai été invité à dîner par une famille italienne. Nulle part ailleurs sur ma route, ni en France ni en Allemagne, on ne m'avait ainsi refusé l'hospitalité. ») et farouchement gardienne de sa « mosaïque de parcelles infranchissables ».
Je ne vous ai donné ici qu'un aperçu, loin d'un résumé se voulant exhaustif, du contenu de ce livre, produit d'un esprit aux aguets interpellé par tout ce qui l'entoure, mêlant avec bonheur dans un style vivant et percutant considérations équines, géographiques et philosophiques et invitant chacun à la réflexion personnelle : un essai que j'ai beaucoup aimé !
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