«
le bateau-usine » de
Takiji Kobayashi m'a fait sombrer. J'ai appris en cours de lecture que cet écrivain était mort sous la torture du fait de ses écrits en 1933. Il avait à peine trente ans. Je l'ai fini encore plus bouleversée…
Ce livre fut censuré dès sa parution en 1929, avant d'être redécouvert et de devenir à la fin des années 2000 un best-seller au Japon, de devenir culte sur son île d'origine d'Hokkaido, la crise économique violente traversée par le pays et le manque de repère de la jeune génération japonaise expliquant sans doute cet engouement.
La littérature japonaise que je lis habituellement est tout en non-dit, en retenue, en délicatesse. Une écriture épurée, souvent onirique, où peu est dit mais beaucoup est deviné, en filigrane, presque entre les mots, dans certains silences. Là ce n'est pas du tout ça. Mais pas du tout. Ce livre m'a sauté à la gorge, tant il raconte crument et brutalement. Une claque !
Je n'ai jamais lu un livre en étant aussi oppressée, en ayant autant la nausée. Chaque image, chaque mot semble être placé là précisément pour produire cet effet, le but étant de faire sentir aux lecteurs combien les conditions de travail des gens que nous découvrons sont inacceptables, que la seule voie possible est de se rebeller. Ou de mourir. Une écriture implacable et sans échappatoire, qui ne nous épargne pas, pour que nous soyons obligés, nous lecteurs, d'être dans l'empathie. @Bobfutur parle d'un chef d'oeuvre prolétaire maritime. Onee de Germinal maritime. Ils ont tous deux trouvé les mots justes. C'est un livre qui dénonce en effet les dérives du capitalisme et la course effrénée à la productivité, qui montre comment des travailleurs, pourtant japonais, donc habituellement respectueux de l'ordre, en arrivent à l'envie de s'unir pour la rébellion. Car ils vivent, et nous vivons avec eux, un enfer.
Comment s'y prend l'auteur,
Takiji Kobayashi, pour faire comprendre aussi brillamment au lecteur cette nécessité de la révolte ? Comment fait-il pour nous révolter nous-même tant nous devenons au fur et à mesure de la lecture écoeurés, abasourdis, terrassés ? En plongeant ses lecteurs dans les bateaux-usines, ces épaves retapées « telles des prostituées syphilitiques dissimulant habilement leurs disgrâces sous d'épais fards », ces vieux navires estropiés qui pêchent le crabe dans la mer de Kamtchatka et le met en conserve. En enfouissant le lecteur corps et âme bien profond dans le « merdier », cette « tanière » des pêcheurs et surtout en utilisant différentes figures de style permettant au fond et à la forme de s'épouser, de se servir l'un et l'autre, comme :
- de nombreuses métaphores et personnifications, souvent très sombres et imagées :
« La "tanière" des pêcheurs était éclairée de lampes en forme d'églantines. À cause du tabac et de la promiscuité, l'air était trouble et empestait ; le dortoir tout entier était un immense "merdier". Dans les couchettes, des êtres humains fourmillaient comme des asticots.»
« Toute la nuit, ils étaient persécutés par des poux, des puces, des punaises qui sortaient d'on ne sait où. Ils avaient beau inlassablement repousser leurs assauts, c'était sans fin. Debout dans les couchettes sombres et humides, ils voyaient aussitôt rappliquer des dizaines de puces qui leur grimpaient sur les jambes. C'était à se demander si leur propre corps n'était pas en train de pourrir, au bout du compte. Ca faisait une drôle d'impression quand même, d'être en quelque sorte devenu un cadavre en décomposition, rongé par la vermine.»
- Des répétitions incessantes sur la puanteur abjecte du « merdier », une odeur écoeurante d'entrailles de crabes, sur la crasse des lieux et à celle des travailleurs aux effluves pestilentielles, qui peu à peu infeste nos narines au fur et à mesure de la traversée :
« Avant de dormir, les hommes ôtaient leurs chemises de tricot ou de flanelle, rêches et informes à force d'être crasseuses. On aurait dit des calamars séchés. Ils les étalaient sur le poêle puis s'asseyaient tout autour, chacun soulevant un bout de vêtement, comme on le fait en famille avec la couverture de la table chauffante. Quand les vêtements étaient chauds, ils les secouaient. Des poux et des punaises tombaient alors sur le poêle avec un petit bruit sec et une odeur forte de chair humaine grillée ».
« Les hommes, eux, étaient contraints de rester enduits de jus de crabe pendant des jours et des jours. Pas étonnant qu'ils attirent des cohortes de poux et de punaises ».
- La mise en valeur des conditions de travail extrêmement difficiles de travailleurs jetables comme des mouchoirs, conditions de travail marquées par le froid, l'humidité, le manque de nourriture et l'impératif de productivité. Sans oublier la maladie, notamment le béribéri provoqué par le manque de vitamines B1. D'ailleurs les malades sont obligés de travailler et ensuite, par manque de temps, leurs éventuels cadavres sont laissés sur place plusieurs jours. Les chefs n'hésitent pas à mettre en oeuvre les pires pratiques pour obtenir de plus gros rendements de leurs salariés, que ceux-ci soient malades ou pas :
« L'intendant placarda aussi une affiche annonçant que ceux qui, à l'inverse, auraient le moins travaillé subiraient “la brûlure”. Il apposerait sur la chair nue une barre de fer chauffée au rouge. Dès lors, leurs journées de travail furent hantées par cette menace de la brûlure qui les suivait comme leur ombre et qu'ils ne pouvaient fuir nulle part. Les résultats sur la productivité furent spectaculaires ».
Ces conditions extrêmes sont l'occasion pour l'auteur de dénoncer le système capitaliste entretenu au maximum du fait de la rivalité géopolitique avec les russes où il s'agit de montrer qui est le plus fort sur une mer à la position stratégique exceptionnelle, et tant pis s'il y a des victimes humaines :
« C'est un duel entre eux et nous ! Et s'il arrivait que, – je dis bien ‘si' parce qu'évidemment c'est impossible –, si le Japon perdait, alors vous, fils de l'Empire, vous vous retrouveriez les couilles ballantes et n'auriez plus qu'à vous tailler le ventre avant d'aller finir au fond de la mer du Kamtchatka ».
La révolte se fera doucement, d'abord en ralentissant le rythme, imperceptiblement, afin de ne pas se faire prendre. En restant docile, en ne protestant pas mais en ralentissant la cadence de sorte que la production baisse ostensiblement. Puis en faisant front de façon unie, les ouvriers prenant conscience de leur nombre (autour de quatre cent) contre une poignée de « maîtres ». L'éclosion de ce mouvement est superbement décrite par l'auteur.
Un récit de mer militant extrêmement poignant et poétique sur un univers clos et oppressant, dans lequel l'écriture fait corps avec le fonds. Un véritable chef d'oeuvre qui me hantera longtemps ! Une lecture très éprouvante mais nécessaire !!