Il ne faut pas s'arrêter au titre français qui ne fait pas justice au contenu réel de l'essai de
Nicholas Carr : il ne s'agit pas ici d'un pamphlet à charge contre le numérique et internet n'y est pas diabolisé. L'auteur fait d'ailleurs partie des connectés au fait des innovations technologiques depuis longtemps et son livre prend racine dans son expérience propre.
Nicholas Carr a en effet constaté sur lui-même les changements opérés par une pratique assidue du web, et en premier lieu une baisse de sa capacité d'attention et de concentration. Il mène une réflexion pour tenter d'identifier les changements cognitifs provoqués par la technologie numérique, sans entrer dans le conflit sans fin entre laudateurs et contempteurs de la révolution numérique, « Philistins » et « Luddites ».
Carr s'interroge sur l'impact des outils dont nous nous servons sur notre façon de penser, rappelant
Nietzsche découvrant l'usage d'une des premières machines à écrire, qui affirma : « Notre matériel pour écrire intervient dans l'élaboration de nos pensées ».
L'influence des technologies intellectuelles
Internet est la dernière née des technologies intellectuelles d'importance qui influencèrent l'esprit humain (écriture, codex, imprimerie mais aussi carte et boussole, etc.).
L'étendue de l'influence de ces technologies est matière à un nouveau débat entre déterministes technologistes – l'invention gouverne l'humanité et l'oriente sur des rails – et instrumentalistes – les outils sont neutres et ne sont que ce que les hommes en font…
Mc Luhan eut à ce propos une formule terriblement déterministe, affirmant que les humains étaient « les organes sexuels du monde de la machine »…
Par le passé, les nouvelles technologies intellectuelles ont toujours radicalement changé le monde et suscité les craintes des adeptes de la technologie supplantée – car « un nouveau média n'est jamais un complément d'un ancien » (Mc Luhan).
Le débat entre Socrate et
Platon sur l'écriture symbolise cette querelle des anciens et des modernes. Certains arguments frileux contre la technologie émergente se ressemblent étrangement à des siècles de distance :
Lope de Vega s'attristait de la prolifération d'ouvrages vulgaires et pornographiques engendrée par le développement de l'imprimerie comme certains déplorent la place occupée sur la toile par les sites à caractère sexuel.
Quels sont les changements engendrés par le Net ?
Il ne s'agit pas d'une baisse de la lecture (on ne cesse de lire sur les écrans) mais d'une baisse de la lecture de l'imprimé et de la façon de lire liée à la technologie de l'imprimé.
Ce qui change est ce que Carr appelle l'éthique intellectuelle d'un média, « le message que celui-ci transmet à l'esprit et à la culture de ceux qui l'utilisent ».
Et nous assistons au crépuscule culturel du codex et de l'éthique intellectuelle qui l'accompagne : lecture profonde, degré d'attention élevé, fermeture aux distractions instinctives…
L'ordinateur, devenu un outil polyvalent par excellence, invite au multitâche ; le web propose lui sans arrêt des « diversions kaléïdoscopiques »… Ce qui s'évanouit est l'éthique du livre – silence, concentration, mémorisation, temps long.
Pour résumer, « le Net n'attire notre attention que pour la disperser ».
Carr déplore sans doute que nous soyons devenus des consommateurs de données, des « chasseurs-cueilleurs d'informations dans la forêt des données numériques » là où nous étions cultivateurs de la connaissance personnelle auparavant.
Cette critique du web n'est cependant pas partiale (l'auteur évoque aussi les avantages des nouvelles technologies qui améliorent la rapidité de l'analyse et de la prise de décision) et ne fait pas l'impasse sur l'aspect irrémédiable du bouleversement numérique : les savoir-faire requis par l'univers numérique sont désormais indispensables pour nos vies professionnelles et même au-delà pour nos vies personnelles.
Savoir qu'on ne peut revenir à la technologie passée du codex n'empêche pas d'avoir un regard critique sur la nouvelle technologie intellectuelle qui domine le monde afin d'essayer de ne pas être un consommateur esclave.