Ce sont deux histoires parallèles et qui se font écho que nous offre ce premier roman.
Tout d'abord, il y a la narratrice enfant et sa famille : un frère et des parents de condition modeste. le père bosse à l'usine, il en revient épuisé par les cadences et les horaires décalés mais reste fier de son travail. le fast-food, c'est la sortie récompense après avoir trimé toute la semaine et la narratrice en garde un souvenir émerveillé malgré la précarité de la famille.
Dans l'autre histoire, il est toujours question de fastfood, mais le rêve a disparu. Bienvenue dans le monde des cadences infernales, des ordres absurdes, des humiliations et autres mesquineries quotidiennes entre employés. La narratrice doit s'adapter à ce monde déshumanisé, sachant que ce n'est que le temps d'un job d'été.
Avec des phrases courtes et percutantes, à l'image du travail cadencé, l'autrice nous fait entrer de plain-pied dans l'univers du travail répétitif et abrutissant. Que ce soit l'usine ou le fastfood, le travail est peu valorisant, sans avenir, et les petits chefs font la loi à coup de brimades .
Si le récit, prodigue en descriptions, est écrit avec une précision chirurgicale, on sent tout du long la violence sous-jacente. Il y a une colère contenue, en sourdine, dans ce monde où on doit obéir et se taire tout en bossant. C'est une fresque impressionnante et efficace comme une machine bien huilée qui décrit par le menu le travail précaire et mal payé.
On trouve un peu plus de douceur et d'illusions dans les souvenirs d'enfance sans que cela gomme les difficultés de la vie d'une famille ouvrière.
Le récit très réaliste est bien documenté, il y a du vécu, cela se sent. Par contre, je ne suis pas arrivée à m'attacher aux personnages submergés par leur quotidien et dont les relations restent en surface.
C'est une lecture intéressante où le style s'accorde bien au propos mais qui reste plutôt sombre et peu réjouissante.
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Ces instantanés filent à toute allure. Ils suffisent à imaginer le reste, tout ce qui n'est pas écrit : le budget serré des parents épuisés mais aimants, la violence des chefs, qu'ils soient des hommes ou des femmes. Quel admirable roman.
Lire la critique sur le site : Elle
Ce qui fait la valeur d’En salle est son rythme, sa précision, sa colère rentrée, son humour et sa rigueur dans les situations, les portraits, les dialogues : une attention sauvage, portée par le langage.
Lire la critique sur le site : Liberation
Jérôme tient les deux bouts, essuie son front, il ne démine pas une bombe, il n’est pas stressé, il a froid et la transpiration roule sur son front, de la fièvre. Il se dit qu’il a chopé la crève et très vite, t’as pas oublié de couper le courant ? comme quand on change une ampoule, éteindre la lumière, t’as pas oublié ? Il pense au copain qui a gardé son alliance et le doigt est parti avec, à celui qui a vu ses jambes se faire écraser sous une presse. Le courant passe, 220 volts, traverse les câbles et le corps de Jérôme, suit le circuit enfin rétabli. (…)
Jérôme se fatigue, il se dit je vais tomber dans les pommes, j’en peux plus. La radio grésille, depuis combien de temps il est là, à recevoir du courant, il ne sent plus ses pieds qui lui faisaient si mal, il veut que ses pieds lui fassent mal de nouveau mais seul son cœur bat à toute vitesse, le reste est engourdi, un corps étranger. Alors il se penche et sans vraiment savoir comment, il parvient à se sortir de l’emprise, libérant un de ses deux bras. Le premier bras dégagé, tout lâche soudain.
À l’infirmerie, la secrétaire dit il faut l’inscrire en accident de travail, mais il sait que l’erreur va lui être imputée, qu’il peut se faire licencier pour avoir négligé ce point de sécurité, alors non non c’est bon. Un chef est présent et insiste pour le ramener chez lui comme on fait pour un enfant qui a mal au ventre. Dans la voiture le chef ne cesse de parler pour anéantir le temps. Quinze minutes plus tard, devant l’immeuble, avant que Jérôme sorte de la voiture, le chef pose enfin la question qui le brûle depuis le début, c’était ta faute non ?
La pelle à frites dans la main, je remplis les cornets, racle les bacs mais les alarmes m’arrêtent, je lâche tout, réponds à l’appel. J’appuie, la sonnerie s’arrête, je secoue la panière, j’en plonge une nouvelle et mon soulagement dure quatre secondes, il faut valider, vingt secondes, il faut secouer, trois minutes, il faut sortir les frites. Une équipière me reprend pourquoi tu lâches ta pelle, je veux que tu ne la relâches que quand tu as fait toute ta prod’. Je ne suis plus seule avec mes frites, ils surveillent mon travail, de la façon dont je tiens la pelle aux mouvements des panières, je dois enchaîner. Reprendre l’outil, remplir, les cornets partent sitôt prêts, je tasse dans les sachets, dans les boîtes, je coule, les commandes s’alignent. Quelqu’un me dit en fait il faut que tu plonges dès que tu relèves une panière, tu vois ? tac, tac, tu vois ou ? pourquoi tu le fais pas alors ?
Les signaux sonores, lents, deux en même temps, rapides, au début j’hésite, c’est les friteuses qui sonnent ou les poissons panés plus loin dans la cuisine ? À la fin je sais, le bruit vient de ma poitrine comme quand les basses la font vibrer, comme quand je posais ma main d’enfant sur mon cœur avec l’impression qu’il allait exploser au son des Démons de minuit. De nouvelles alarmes, les commandes internet sur le tableau de bord derrière moi, mes mains sont trop grasses, le bruit me fatigue, je secoue la panière, lâche, reprends, ça sonne, volte-face, la pelle avec le sachet au bout, la panière suspendue au-dessus des cuves, égoutter, secouer doucement, l’huile crépite et vient pincer mes avant-bras, allez c’est bon là, il faut pas y passer des heures non plus, je la vide, je la jette avec les autres. Les clients qui renvoient leurs frites trop froides, envie de plonger leurs mains dans l’huile bouillante, les miennes rouges, le sel griffe.
Un équipier a besoin d’une moyenne frite en urge et je la fais. Merci moyenne frite ! Ils ne connaissent toujours pas mon prénom. Je tasse, secoue, relâche enfin. Une alerte, il faut secouer secouer secouer mais pas le temps. Quelqu’un appuie sur le bouton à ma place, agite brutalement la panière pour me reprocher de ne pas l’avoir fait et les autres reviennent. Ils disent en fait il faut que tu, mais je n’écoute plus, il y a une énième explication au bout et je n’ai pas le temps. Dans mon dos, le directeur chante qu’on ira tous au paradis, on ira.
…le lendemain nous allons au premier salon du livre à la médiathèque…. Un groupe de gens très dissemblables pénètre dans le couloir de la bibliothèque, ils rient fort et se dirigent vers la salle polyvalente. Maman tire le bras de Nico et mon père suit. Je lui pose des questions mais il hausse les épaules, ils écrivent c’est tout, qu’est-ce que tu veux savoir de plus ?
(Les premières pages du livre)
– Et pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Je suppose que vous avez postulé partout, même chez nos concurrents.
La voiture ralentit et mon père met le clignotant à gauche.
Après une négociation d’une heure, la Berlingo passe enfin le portique et fait plusieurs tours avant de se stabiliser sur le parking. Mon père n’a pas retiré les clés que maman se retourne vers nous. Elle va prévenir, on y va mais c’est exceptionnel et surtout vous ne courez pas, vous ne criez pas. La portière arrière a déjà coulissé, nous sommes dehors. Nico court et passe une manche de manteau après l’autre. Ses lacets sont défaits, il les a dénoués quelques heures plus tôt, après la troisième halte autoroutière. Il faut se dépêcher avant que les parents ne changent d’avis, regrettent et nous rattrapent. Les lampadaires semblent s’allumer à mesure que nous nous approchons.
Très vite, je me fais distancer par Nico, soutiens la porte du regard. Mon nez coule sur ma bouche, de grosses larmes viennent remplir mes oreilles. Le logo lumineux jure que c’est ouvert et me rassure. Il dit on ne vous décevra jamais, on sera toujours là pour vous, partout. Je ne crois qu’en cette lumière qui vacille par intermittence.
Nico gravit les marches, son pied droit bute sur la dernière et son visage s’écrase contre la porte vitrée. Le nez dilaté il rit, je le rejoins. Les parents sont encore loin. Maman défait les manches du gilet autour de sa taille pour l’enfiler. Mon père déclenche la fermeture automatique de la voiture à distance, il appuie une fois, deux fois.
Nico les appelle, allez allez, et l’odeur de friture nous parvient à travers la porte, l’odeur de la fête, de la capitulation parentale.
– Non, non, je connais surtout votre chaîne. Les autres, je n’ai jamais essayé.
Nous entrons et à l’intérieur tout se complique. Le monde, la vache. Le hall est encombré et on ne sait pas où commander. C’est un dimanche soir, retour de vacances. Maman dit attendez mais c’est trop tard, Nico est déjà parti. Il se fraie un passage entre les gens, les écarte avec ses petites mains, pousse les rangées de jambes et les sacs tenus à bout de bras. Nico profite des brèches et je file derrière lui, me réduis à ses dimensions pour passer sans encombre, genoux fléchis, bras repliés le long du corps. J’avance mais contrairement à lui je m’excuse parce qu’on a trois ans d’écart. Nico trouve un espace vide et s’y jette, il sort de l’attroupement. Les néons l’éclairent et il finit par arriver aux caisses. On le renvoie faire la queue avec les parents.
Réfléchissez à ce que vous voulez manger pendant ce temps-là. Nico donne des coups de pied dans les serviettes roulées en boule. Quand il s’éloigne de nous et se rapproche du couple devant, comme s’il souhaitait changer de famille, les ongles de maman le ramènent. Je fixe gravement le porte-clés d’un sac à dos. Mon père a ouvert sa veste, il tripote sa sacoche et s’agace, je vois rien, c’est où les frites ? le prix c’est celui de droite ou de gauche ? Maman regarde autour d’elle comme si elle avait perdu quelqu’un. Les commissures de ses lèvres sont écarlates à cause du sel des chips. Lorsque le porte-clés avance et que je n’avance pas, elle me pousse de la main droite. Je regarde la nouvelle plaque au mur qui interdit de fumer, lis les petites lignes.
A la caisse, une dame à casquette noire pose quatre questions auxquelles mon père répond mais vous avez quoi ? Il se tourne vers maman qui hausse les épaules. Nico ne fait que sourire. Alors mon père me presse du regard, je dois décider. Sur les panneaux, les burgers, les menus, je ne les connais pas, les boissons brillent. A chaque question de la caissière, mon père répète, et en boisson ? et en dessert ? quel accompagnement ? Je m’en sors avec un menu enfant et un extraterrestre qui brille dans le noir.
Passé l’angoisse de la commande, Nico et moi guettons sa préparation derrière le comptoir. Nous crions par moments c’est celle-là, c’est celle-là, et enfin arrive le tour de mon père. Il répète alors, alors alors, et finit par demander des frites. La caissière se jette sur lui pour le manger tout cru. Elle lui propose le grand coca, le burger parfait pour les grosses faims et mon père répond c’est grand comment ? Il lutte à coups de portefeuille, mais ça coûte combien ? ah ouais peut-être pas ça alors. La dame s’accroche, si vous le prenez en menu vous l’aurez pour moins de dix euros. Mon père écarquille les yeux, les burgers ont trop de couleurs, il est sur le point de capituler mais résiste une dernière fois, je peux le prendre en normal ? Maman bâille et regarde sa montre qui retarde.
– Vous êtes sûre que vous allez vous réveiller ? Vous n’allez pas avoir de panne de réveil ?
Le directeur demande trois fois, peut-être quatre, et j’en viens à me poser la question sincèrement. Est-ce que je vais bien me réveiller et est-ce que je peux le promettre ? Le directeur est en face de moi, avec sa tête de trentenaire et sa légère moustache, celle qu’on peut se permettre de porter dans la restauration. Il a le regard narquois et attend que je réponde sans réfléchir. Il veut savoir qui je suis et à quoi je suis prête pour être à l’heure. Il attend que je parle d’honneur d’intégrer une équipe, d’intérêt pour, d’aptitude à. Sur sa feuille, il a commencé une liste à quatre items, c’est moi. Il a tracé un nouveau tiret, je dois lui donner quelque chose, et alors que je prononce une plaidoirie contre le sommeil, il me prend de court.
– D’accord, vous n’aimez pas les grasses matinées mais vous n’avez pas envie d’aller à la mer cet été ? De profiter de vos vacances ?
– Oui on prend les chèques-vacances monsieur.
Jérôme esquisse un sourire soulagé et ouvre la fermeture éclair de son sac. Un instant, il a vu les enfants en pleurs, sa femme qui lui dit t’es con Jérôme, t’aurais pu demander plus tôt franchement. Il a craint le retour jusqu’à la voiture, Nico qui menace de ne plus jamais manger de sa vie, et ce sera de votre faute, avant de pigner tout son saoul à la simple pensée d’une heure de plus sans repas. Il s’est imaginé conduire dans un silence complet, sans allumer la radio qui serait perçue comme une véritable provocation. Le silence se serait poursuivi jusque dans la cuisine, les enfants auraient avalé de grands verres d’eau pour faire passer les brocolis et leur déception aurait définitivement eu ce goût.
Puis Sylvie serait partie se coucher dans le canapé après avoir achevé la soirée comme on achève un animal en fin de vie, allez au dodo maintenant demain il y a école.
– Vous faites quoi comme études ? D’accord donc vous allez partir comme tous les autres pour la rentrée c’est ça ?
Le directeur prend un air mécontent. A ma réponse son sourire revient. En haut de sa fiche, il écrit mi-septembre et l’entoure deux fois. Je ne suis pas seulement dynamique, motivée et polyvalente comme les autres. Mi-septembre devient ma principale qualité. Mon dossier viendra se placer bien au-dessus des indécis, ceux qui ont vaguement évoqué qu’ils partiraient à la fin des vacances. J’ai l’impression que l’entretien va s’arrêter, qu’il va me mettre une casquette sur la tête et me présenter à mes nouveaux collègues mais je sens qu’il lui manque un élément pour être convaincu. Le stylo qu’il tient entre les doigts fait des moulinets, marque le décompte, et une famille passe à côté de notre table, les bras chargés de plateaux. Les enfants crèvent des ballons et veulent faire du toboggan. Je dois poser ma dernière carte.
– J’ai le permis B.
Là ! On s’installe là ! Les parents nous suivent jusqu’à une table de bar au milieu du restaurant. On jette nos manteaux sur les tabourets et ils retombent, on ouvre les emballages mais maman nous arrête, on va aux toilettes d’abord. Alors qu’on court vers la dernière étape qui nous sépare de la béatitude, maman parvient à retenir Nico par la manche. Il n’a plus rien d’humain. Ses cheveux sont ébouriffés par l’électricité statique du manteau retiré, ses joues sont rouges, ses lacets traînent encore au sol et son pull est à l’envers, l’étiquette luisante de salive. Son visage est une énorme contrariété, il est fou, il veut en finir. Dans ses yeux brillent encore les nuggets qu’il a entrevus. Je pousse la porte des toilettes et Nico la retient de toutes ses forces, nous crions parce que nos voix résonnent. Maman tient la porte derrière nous et se retourne, voit mon père attaquer ses frites, la lanière de sa sacoche enroulée deux fois autour de son poignet.
Nico est déjà loin, je rince mes mains et, en sortant, le battant que je pousse vient buter contre une plante verte, elle se renverse à demi. Derrière moi maman se fâche comme elle sait le faire dans les lieux publics, non mais c’est pas possible, fais attention un peu, un éléphant dans un magasin de porcelaine.
– Je dirai que mon principal défaut, c’est que je n’ai pas assez d’expérience.
– Arrêtez, arrêtez. Ce n’est pas un défaut, il faut bien commencer quelque part et ici vous êtes formés. Un défaut, donnez-moi un défaut, n’importe lequel, choisissez. Vous êtes impulsive ? Vous avez du mal à garder votre calme parfois ?
– Non, non.
– Vous n’avez pas peur du Covid, des maladies ?
– C’est pas ici que je l’attraperai plus qu’ailleurs.
– Bonne réponse. Vous êtes tête en l’air ? Vous avez tendance à oublier ?
– Non, enfin pas vraiment.
– Vous n’êtes pas dégoûtée par certaines tâches ? Ça ne vous dérange pas de sortir les poubelles ?
– Je le fais toutes les semaines chez moi.
– Il y a des gens que ça dégoûte.
– Non, pas moi.
– Je comprendrais si c’était le cas.
– Si j’y réfléchis bien… Non, ça ne me pose pas de problème.
– Donc vous n’avez pas de défaut, c’est ça que vous me dites ? Vous êtes parfaite comme moi alors ?
Lorsqu’on le rejoint, mon père a déjà fini toutes ses frites et maman le remarque
Un soir, alors que je cherche mon stage de troisième, mon père me dit dans le travail c'est simple, il faut pas se laisser bouffer. Il faut s'imposer. Il raconte son entretien d'embauche à l'usine, le directeur lui dit on signe ? et mon père dit je vais réfléchir, il ose demander, c'est une création de poste ou un remplacement ? Il pense au moulin, roulement continu des employés qui démissionnent à Besnier Charchigné. Mon père sort de l'usine avec en tête le bruit continu des presses, se dit jamais je viendrai travailler dans cette boîte de merde.
J'ai rédigé mon CV et ma lettre de motivation avec l'aide de maman, mon père les a relus mais n'a pas commenté. Il a froncé les sourcils et ajouté le boulot c'est pas toute la vie, on doit garder des loisirs, des passions, avoir des activités le week-end et il faut pas se laisser engloutir sinon c'est foutu. Je ne comprends pas ce qui est foutu et mon père répète attention, attention au travail.
VLEEL 263 Rencontre littéraire Claire Baglin, Philibert Humm et François Grosso, Terres de Paroles