Cela faisait longtemps que je voulais partir à la rencontre de cet auteur israélien, mais le temps file beaucoup trop vite et comme un papillon attiré par la lumière, je suis sans cesse attirée vers les nouvelles parutions.
Pour une première rencontre, j'ai choisi de lire «
Histoire d'une vie », prix Médicis Etranger 2004, l'
histoire d'une vie pleine de turbulences et de vertige, une vie qui s'est morcelée en morceaux.
Une vie avec un avant, un après et entre, peu de paroles, peu de mots, la stupéfaction, la peur, l'oubli face à l'horreur. Entre les lignes, entre les mots, dans cet amas de silence, enfermés dans la mémoire et les non-dits, des évènements qu'un enfant de sept ans ne devrait jamais avoir à vivre.
« Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation. La mémoire est fuyante et sélective, elle produit ce qu'elle choisit. »
Ce livre est comme un recueil de souvenirs sans véritable chronologie.
Le lecteur relie les différents souvenirs entre eux et reconstitue les moments importants de la vie de l'auteur à partir de sa mémoire morcelée, pleine de cicatrices, de coutures, de vides et d'abîmes.
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Le livre débute alors qu'
Aharon Appelfeld est âgé d'environ quatre ans. Né en Roumanie en 1932 de parents juifs non pratiquants et parlant allemand, il peint avec ses souvenirs d'enfant, la douceur de ses premières années, le sentiment de sécurité, l'amour de ses parents, ses vacances d'été dans les Carpates chez ses grands-parents.
Jusqu'à l'année 1937 et l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement pro-nazi instaurant une politique antisémite inspirée du régime allemand. Puis la Seconde Guerre mondiale éclate, faisant voler en éclats sa vie alors qu'il est âgé à peine de sept ans. Les Juifs sont parqués dans des ghettos surpeuplés avant d'être exécutés ou déportés, après une marche forcée vers un camp de travail, à travers les plaines d'Ukraine.
« La Seconde Guerre mondiale dura six années. Parfois il me semble que ce ne fut qu'une longue nuit dont je me suis réveillé différent. Parfois il me semble que ce n'est pas moi qui ai connu la guerre mais un autre, quelqu'un de très proche, destiné à me raconter précisément ce qui s'était passé, car je ne me souviens pas de ce qui est arrivé, ni comment. »
De la guerre, de la déportation et de ces longs mois dans un camp à la frontière ukrainienne, une page quasiment blanche. L'enfant ne se souvient de presque rien.
Son esprit est vide, seul son corps a conservé une mémoire, celle de la faim et de la soif, de la solitude et de la peur. Une odeur, un bruit réveillent parfois un souvenir profondément caché, perdu, enfoui ou refoulé au fond de son passé. Quelques images de la marche de la mort, les mourants et les morts étendus sur les bas-côtés de la route. Des images terribles du camp de Kaltchund où les enfants étaient jetés en pâture aux chiens affamés. Et puis une image surgit, réconfortante, celle d'un pommier chargé de magnifiques pommes rouges.
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Le récit reprend en 1942, au moment de son évasion du camp. L'enfant apprend à survivre seul dans la forêt. Elle est son refuge car l'enfant a appris à se méfier des hommes.
« … pendant la guerre, j'ai préféré la compagnie des objets et des animaux. Les humains sont imprévisibles. Un homme qui au premier regard a l'air posé et calme peut se révéler être un sauvage, voire un meurtrier. »
Puis, à la libération, l'enfant se joint au flot de réfugiés qui traversent l'Europe vers l'Italie. Il a alors douze ans. Sa route le conduit en Israël où il va tenter de se reconstruire et de démarrer une nouvelle vie sur les fondations fragiles de son ancienne vie.
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C'est un livre qui dit l'horreur, l'inhumanité qui appelle à la défiance et au silence. Mais cette histoire est aussi celle de rencontres marquantes, inoubliables. Des personnes qui traversent sa route, d'autres avec qui il fait un bout de chemin.
« J'ai rencontré des gens merveilleux durant les longues années de guerre. Dommage que le tumulte fut si grand et que je fusse un enfant. Pendant la guerre on ne tenait pas compte des enfants. Ils étaient le brin de paille que tout le monde piétinait, et pourtant il se trouva quelques personnes remarquables qui, dans la tourmente, adoptèrent pour un temps un enfant abandonné, lui donnèrent une tranche de pain et l'enveloppèrent dans un manteau. »
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Les mots pour parler du passé s'écoulent, chargés de tristesse, d'une profonde nostalgie et d'un sentiment d'abandon. Il pourrait paraître froid, distant, je l'ai trouvé au contraire pudique.
« Je n'aime pas m'étendre sur les sentiments. Une trop grande propension à parler des affects nous entraînera toujours vers le labyrinthe sentimental, vers le piétinement sur place et l'aplatissement. »
Tout au long du livre, l'auteur explore de nombreux thèmes avec profondeur : la mémoire et la perte, la survie et le deuil, l'identité, la faiblesse de notre humanité, la quête de sens et le difficile chemin vers la reconstruction.
De sa langue maternelle, il parlera de "la langue des assassins de sa mère".
Dans cet incroyable travail de mémoire, l'auteur témoigne de l'horreur de l'Holocauste d'une écriture sobre, sincère, simple et subtile, profondément humaine.
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Je finirai avec les mots de l'auteur :
« la littérature, si elle est littérature de vérité, est la musique religieuse que nous avons perdue. La littérature contient toutes les composantes de la foi : le sérieux, l'intériorité, la musique, et le contact avec les contenus enfouis de l'âme. »
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Un petit clin d'oeil à Nicola avec qui j'ai partagé cette lecture.
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