Ohio - Grand Prix de Littérature Américaine 2020
C'est ça, l'adolescence : chacun vit dans sa bulle de doutes terrifiants, sans envisager que tous les autres soient dans le même cas.
Quand on pleure pour de bon, on ressemble toujours à l'enfant qu'on n'a jamais cessé d'être au fond de nous.
Nous entretenons avec le ciel de l’endroit où nous avons vu le jour une intimité qui dépasse le mouvement des nuages ou le clignotement des étoiles.
Pour elle, le monde naturel existait de la même façon qu’il existe pour la majorité des populations du Nord : un parc à thème, un Disneyland de plus. Un des luxes de la modernité était de ne jamais avoir à se demander si l’asphalte d’un parking risquait d’écraser le sol, de déranger un écosystème fragile, d’expulser une colonie d’insectes, d’oiseaux ou de petits mammifères. Ou bien de ne jamais songer que ce parking lui-même n’était guère qu’une miniature d’un phénomène bien plus vaste et sinistre : une guerre contre la biosphère vivante. On parle d’anthropocène, mais il serait plus exact de l’appeler nécrocène : une ère géologique déclenchée par l’être humain, dans laquelle le profit découle de l’exploitation et de l’extinction, l’immense capital accumulé finançant des dévastations plus grandes encore en un cycle fatal.
L'amour est le fantôme de nous-même, un reflet qu'on aperçoit dans une foule - une autre vie, d'autres idéaux, une autre carte du monde - mais qui n'en reste pas moins nous.
La vie elle-même est devenue l'ultime ressource disponible, exploitable. On est prêts à tout. Raser des montagnes entières, anéantir des espèces, déplacer des fleuves, brûler des forêts, modifier le pH de l'eau, nous couvrir de produits chimiques toxiques. Il a fallu deux millions d'années à notre espèce pour se mettre debout et seulement cinq cents générations pour tout le reste. Notre culture repose sur notre droit à l'abondance, et sur pas grand-chose d'autre. Et nous avons mis notre droit de naissance en danger parce que nous sommes incapables de nous contrôler. De contrôler notre désir.
Je me rappelle pas que les gens avaient des engueulades politiques quand on était gamins [...] Ça a commencé en 2000. Avant ça, je me rappelle juste que le président aimait bien sa stagiaire.
Encore maintenant, à l'âge adulte, l'Enfer revenait de temps en temps, sans prévenir, violemment. Par exemple le jour où son grand frère l'avait fait asseoir dans sa cuisine pour essayer de la sauver. Patrick et sa femme, Becky, avaient un avis tranché sur son « mode de vie », qu'ils n'évoquaient jamais devant le reste de la famille. Ça avait commencé en 2005. Quand elle leur avait annoncé son homosexualité, ils avaient été aimants et d'une politesse à toute épreuve, mais ensuite ils s'étaient mis à lui transférer par mail ce que l'on peut envoyer de plus insultant à un proche gay : les liens de sites de guérison par électrochocs, et des publicités vantant les mérites des centres de « thérapie » pour tarlouzes qui tournaient dans les cercles évangélistes malgré les moqueries croissantes du grand public.
« Pas d'excès de vitesse. Tu parles à personne. Pas de drogue et pas d'alcool à l'intérieur du camion, des fois que tu te fasses contrôler par les flics.
– J'ai un régulateur de vitesse et je suis blanc, mon pote. Les schmidts me voient même pas. »
Et puis après avoir déposé Eaton à la maison de retraite Eastern Star pour que ce dernier y poursuive ses propres démons bicolores, sa saloperie de pick-up était tombée en panne d'essence.
Là Bil Ashcraft ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Il n'avait pas prévu de faire autant de détours et la jauge du réservoir avait la précision d'un manuel de biologie créationniste. Surtout, il s'était perdu dans les tendres souvenirs de sa bouteille de Jim Beam, terminée entre deux stèles dans une pénombre spectrale.