Le plus triste, Ligita l’avait gardé pour la fin. C’était l’annonce de la mort de son père. Elle avait appris son décès à Tomsk, par un Letton qui avait été interné dans le même camp. Janis Dreifelds était déjà mort à la fin de l’année 1941. Emilija n’arrivait pas à y croire. A la kommendatoura, chaque fois qu’elle s’était inquiétée du sort de son mari, la réponse avait toujours été la même : “Janis Kristapovics Dreifelds a été condamné à dix ans de camp spécial et privé du droit de correspondance.1” Emilija ne pouvait imaginer que la mort de son mari ait été un secret d’Etat, conformément aux lois régissant le Goulag, au point de la taire à ses proches.
1. “Condamné à dix ans de camp spécial sans droit de correspondance”, c’était la réponse standard donnée aux proches, dans le cas où le condamné avait été exécuté ou s’il était décédé. A l’époque, le NKGB considérait que la dissimulation de la mort permettait de fabriquer d’autres affaires et de découvrir les complices du condamné dont on pouvait démontrer la culpabilité grâce au “témoignage” du défunt.
Les opinions des soviétiques et des nazis divergent uniquement sur « la solution
finale ». La plus grande préoccupation du Reich était de savoir de quels moyens se doter pour
accroître l’efficacité de la machine à tuer, afin d’exterminer le plus de personnes possible dans un
délai très court. Les tchékistes soviétiques, eux, pouvaient se permettre le luxe d’expérimenter
combien de temps un ennemi de classe arrivait à survivre dans des conditions extrêmes ! Et quelle
aubaine, un tel essai ne coûtait pratiquement pas un sou à l’État ! Au contraire ! Car tant que
le « contingent » était vivant, il travaillait. Les uns étaient donc occupés à vider une Europe
« surpeuplée », tandis que les autres pouvaient opportunément, sans entraves et en catimini,
investir les immensités infinies de la Sibérie. Seul problème pour le pouvoir soviétique : en dépit
des conditions inhumaines qu’ils avaient imaginées avec tant de « générosité », une partie des
relégués spéciaux réussissaient quand même à survivre. Il fallait donc reléguer à vie.
La Finlande paya d'un lourd tribut la sauvegarde de son indépendance: 23 000 Finlandais moururent au combat et 10% du territoire dut être cédé à l'Union soviétique. Le grand nombre de victimes et l'issue de cette guerre confortèrent d'autant plus la Lettonie dans sa conviction qu'elle avait fait le bon choix en acceptant les exigences soviétiques, et qu'elle pourrait ainsi sauver la nation de l'anéantissement. Cette consolation était un leurre, mais à l'époque personne ne pouvait imaginer qu'il faudrait survivre à trois occupations consécutives - soviétique, allemande, puis à nouveau soviétique -, et qu'inexorablement la rançon de sang exigée devrait être payée. Avant la guerre, la Finlande et la Lettonie étaient assez comparables, avec néanmoins un niveau de vie plus élevé en Lettonie. En 1991, quand la Lettonie réintégra l'Europe après la restauration de son indépendance, la croissance de la Finlande correspondait aux cinquante années d'occupation que nous avions subies.
La cour martiale siégeait à huis clos, comme il se doit pour un tribunal soviétique, avec des juges, un procureur et, à ma grande surprise, un avocat. En tout, trente et un témoins avaient fait des dépositions. Le procès se déroulait en russe, alors que la plupart des accusés étaient incapables de le comprendre. Les serviteurs de Thémis - le major Ragoulov, le lieutenant Oleinikov et le lieutenant Levan - devaient certainement s'ennuyer ferme. Ce n'était pas la première fois qu'ils devaient incarner des juges intègres. Les rôles étaient distribués à l'avance, il n'y aurait donc aucune surprise.
Les héritiers de Staline n'ont toujours pas compris que les mots communisme et terreur forment un tout indissociable.
Je suis née au goulag le 22 décembre 1952 au village de Togour, district de Kolpachevo, région de Tomsk
Mes parents se sont rencontrés en Sibérie et se sont mariés le 25 mai 1951. Je suis née le 22 décembre 1952 au village de Togour, district de Kolpachevo, région de Tomsk. Deux fois par mois, mes parents devaient obligatoirement se rendre à la "komendatoura" pour pointer. Les instances de surveillance soviétiques s'assuraient ainsi que les déportés n'avaient pas quitté arbitrairement le lieu de résidence qui leur était assigné. Un mois après ma naissance, mon père dut m'enregistrer pour la première fois _ j étais destinée à la captivité, moi aussi. Mes parents n'ont pas souhaité offrir d'autres esclaves au pouvoir soviétique. Je n'ai eu ni frère ni soeur. Nous sommes rentrés en Lettonie le 30 mai 1957.
Toute nation a ses rebuts. Les régimes totalitaires et les occupations sont des situations favorables pour propulser sur le devant de la scène des aventuriers de tout acabit, de moralité douteuse, des exécutants dociles des basses besognes du régime au pouvoir. On n’a pas le droit d’imputer à l’Etat et au peuple lettons la responsabilité de la décisions de l’Allemagne nazie d’avoir fait de notre territoire occupé un lieu d’extermination des Juifs de l’Europe occidentale. La responsabilité repose entièrement sur les dirigeants du IIIè Reich.
Quant aux villageois eux-mêmes, c’étaient également des ennemis de classe, l’ancienneté en plus… Staline les avait fait déporter en Sibérie dans les années trente parce qu’ils étaient des paysans aisés, des koulaks, tout comme leurs sympathisants, considérés d’office par le pouvoir soviétique comme des saboteurs hostiles au processus de collectivisations et à l’Etat prolétarien et paysan. Le récit des malheurs dépouillés de tout, des semences et du bétail, ils avaient été abandonnés dans la taïga, voués à une mort certaine. Quelques années plus tard, ceux qui avaient survécu à la famine et au froid et avaient réussit à s’installer tant bien que mal, à acquérir une vache, un cochon ou un mouton, étaient redevenus aux yeux du pouvoir soviétique des koulaks à déporter ailleurs. Cette absurdité au-dessus de tout entendement les avait menés à un tel été d’hébétude qu’ils furent incapables de fournir le moindre effort pour améliorer un tant soit peu leur situation. Travaillant au misérable kolkhoze jusqu’à l’abrutissement, ils attendaient que tombât la prochaine accusation de sabotage de l’un d’entre eux. Ils savaient ce que souffrir voulait dire et, malgré tout, restaient des gens accueillants et secourables.
Je feuillette encore une fois le produit des efforts du tchékiste Vids et je m’étonne de la nécessité qu’a éprouvée le système judiciaire soviétique de créer l’illusion d’une légitimité afin de dissimuler l’extermination massive d’êtres humains. Tout cela exigeait du temps, occasionnait des dépenses superflues et occupaient inutilement une armée de tchékistes et de fonctionnaires du système judiciaire. Il aurait été beaucoup plus simple de ne pas faire semblant et de massacrer les gens que d’accumuler ces montagnes de paperasserie. Cependant, on ne sait pour quelles raisons, le Code de procédure pénale soviétique a été scrupuleusement respecté. Cela donne aux événements un côté tragiquement grotesque.