Gainsbourg était mort depuis trois décennies – et, avec lui, c’était toute une vision de la musique qui avait disparu. Une musique carbonisée d’aristocrates déchus, d’ivrognes délicats et de cancres érudits hantés par les classiques. Une musique composée au pinceau, qui tutoyait les morts de Brahms à Beethoven et les ressuscitait dans d’immenses rondes macabres provocatrices à souhait. Une musique indansable où des voix altérées renonçaient à chanter, sinon par effraction, comme si ça leur coûtait d’imiter l’acoustique des notes, de quitter la gueule de bois où elles marinaient avant même d’avoir bu. Chanter, Gainsbourg avait autre chose à faire. La gorge pleine de chats, éraillé de la glotte, reclus dans un XIXe siècle mental où Huysmans et Rimbaud lui soufflaient des phrases déjà surréalistes, il les frôlait de temps à autre du bas de sa déréliction.
Le temps passait et il ne faisait rien. Vingt et une heures, déjà. L’inspiration s’éteignait. Les angoisses se muaient en paresse, son travail n’avançait pas d’un pouce. En guise de climax, il atterrissait sur les pages des YouTubeurs. Souvent, l’écran lui suggérait de visionner des sketchs qu’il avait déjà vus. Vidé de toute son énergie, il les regardait quand même. D’une semaine à l’autre, il tournait ainsi en rond sur internet, torturé par des blagues.
Le 7 novembre 2022, un nouveau compte fit son apparition sur Facebook, au nom de « Julien Libérat bis ». Comme on pouvait s’y attendre, cet événement suscita la plus parfaite indifférence. Mais Julien Libérat ne perdit pas de temps.
(Incipit)
(…) Vangel révolutionnait la manière de faire de l’art. Par un alliage subtil de pudeur absolue et de marketing efficace, à travers le story-telling de son avatar, il ouvrait la voie à une nouvelle configuration. Désormais, seule l’image publique comptait ; l’artiste en tant que corps, le poète et son « moi », la psychologie des écrivains, leur existence privée – tout cela disparaissait. Il n’y avait que des œuvres et plus personne pour se les approprier.
Je ne me suis jamais senti aussi seul que lors du mois qui suivit ma rupture avec la religion. Mes préjugés, ma vie et mon identité : n'avais-je pas tout quitté pour la philosophie ?
De ces quartiers visités à mesure qu’ils exploraient le territoire de leurs oppositions : May qui n’en pouvait plus de sortir avec un mec laborieux et ric-rac, de devoir toujours composer avec son grand sérieux et ses petits moyens, de ceci et de cela, de cela et de ceci, de tout et surtout de rien, de cette double peine, les espoirs de changement et la résignation. Lui qui n’acceptait plus qu’elle le regarde de haut pour mieux le tirer vers le bas, qu’elle siphonne son énergie avec sa valse de reproches permanents et d’injonctions contradictoires, qu’elle le rende coupable de ses propres regrets, qu’elle lui fasse porter le poids immense de son imaginaire et l’étouffe au nom de tout cet air qu’elle souhaitait respirer.
Vous voyez,hurlait-il, je vous l'avais bien dit! Les restaurants n'ont manqué à personne . Les Français n'en ont plus rien à foutre, d'avaler un expresso à 2.50€ sur des chaises en osier.
Il avoue lui-même, le plus naturellement du monde, avoir écrit son manifeste dans une “chambrette d’hôpital” abreuvé de “forces cigarettes”. Imaginons-nous un écrivain antiraciste composant une ode à l’amour entre les peuples tout en matraquant des Noirs ? Un néonazi prier dans une synagogue ? Un prêtre homophobe prendre plaisir à chatouiller des petits enfants de chœur… ? Un ministre socialiste faire de la fraude fiscale… ? Dans le cas du scientifique scribouillard qui nous intéresse, il ne s’agit pas d’une contradiction, mais d’une réfutation par l’existence d’une position intenable, d’une doctrine absurde.
Ils m'ont appris une chose, mais laquelle ! Que, contrairement au mythe de l'imbécile heureux, la bêtise est intrinsèquement haineuse. Essentiellement, nécessairement, perpétuellement triste - et donc vouée au mal. Il n'existe pas , sur Terre, une seule personne qui soit à la fois bête et bonne. Que ses mains soient sales ou propres, qu'elle soit innocente ou coupable, la bêtise est toujours criminelle. Et celui qui le sait, et celui qui le voit, se retrouve à jamais exclu des extases collectives.
Si nous consentons à ce que notre esprit soit jugulé par des directeurs de conscience, c'est de notre faute autant que de la leur. Il y a une facilité à ne pas réfléchir par nous mêmes, un plaisir de la soumission mentale. Apprendre à se détacher des tutelles étrangères ne correspond à une révolution soudaine, mais à une propagation lente, tortueuse, difficile. En ce sens, les lumières sont une épreuve autant qu'une fête : une traversée intellectuelle ou chacun doit s'engager, à toutes les époques. Dans cette aventure où la pensée devient adulte, elle doit se faire violence pour renoncer à la facilitée sa servitude