Extrait de Mon Salon, à Paul Cézanne
Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans le savoir ? Je viens de pouvoir dire tout haut ce que nous avons dit tout bas pendant dix ans. Le bruit de la querelle est allé jusqu’à toi, n’est-ce pas ? et tu as vu le bel accueil que l’on a fait à nos chères pensées. Ah ! les pauvres garçons, qui vivaient sainement en pleine Provence, sous le large soleil, et qui couvaient une telle folie et une telle mauvaise foi !
Car, — tu l’ignorais sans doute, — je suis un homme de mauvaise foi. Le public a déjà commandé plusieurs douzaines de camisoles de force pour me conduire à Charenton. Je ne loue que mes parents et mes amis, je suis un idiot et un méchant, je cherche le scandale.
Cela fait pitié, mon ami, et cela est fort triste. L’histoire sera donc toujours la même ? Il faudra donc toujours parler comme les autres, ou se taire ? Te rappelles-tu nos longues conversations ? Nous disions que la moindre vérité nouvelle ne pouvait se montrer sans exciter des colères et des huées. Et voilà qu’on me siffle et qu’on m’injurie à mon tour.
Vous autres peintres, vous êtes bien plus irritables que nous autres écrivains. J’ai dit franchement mon avis sur les médiocres et les mauvais livres, et le monde littéraire a accepté mes arrêts sans trop se fâcher. Mais les artistes ont la peau plus tendre. Je n’ai pu poser le doigt sur eux sans qu’ils se mettent à crier de douleur. Il y a eu émeute. Certains bons garçons me plaignent et s’inquiètent des haines que je me suis attirées ; ils craignent, je crois, qu’on ne m’égorge dans quelque carrefour.
Et pourtant je n’ai dit que mon opinion, tout naïvement. Je crois avoir été bien moins révolutionnaire qu’un critique d’art de ma connaissance qui affirmait dernièrement à ses trois cent mille lecteurs que M. Baudry était le premier peintre de l’époque. Jamais je n’ai formulé une pareille monstruosité. Un instant, j’ai craint pour ce critique d’art, j’ai tremblé qu’on n’allât l’assassiner dans son lit pour le punir d’un tel excès de zèle. On m’apprend qu’il se porte à ravir. Il paraît qu’il y a des services qu’on peut rendre et des vérités qu’on ne peut dire.
Donc, la campagne est finie, et, pour le public, je suis vaincu. On applaudit et on fait des gorges chaudes.
Je n’ai pas voulu enlever son jouet à la foule, et je publie « Mon Salon ». Dans quinze jours, le bruit sera apaisé, il ne restera aux plus ardents qu’une idée vague de mes articles. C’est alors que, dans les esprits, je grandirai encore en ridicule et en mauvaise foi. Les pièces ne seront plus sous les yeux des rieurs, le vent aura emporté les feuilles volantes de l’Événement, et on me fera dire ce que je n’ai pas dit, on racontera de grosses sottises que je n’ai jamais formulées. Je ne veux pas que cela soit, et c’est pourquoi je réunis les articles que j’ai donnés à l’Événement sous le pseudonyme de Claude. Je souhaite que « Mon Salon » demeure ce qu’il est, ce que le public lui-même a voulu qu’il fût.
Qu'on nous donne des fous, nous en ferons quelque chose ; les fous pensent ; ils ont chacun quelque idée trop tendue qui a brisé le ressort de leur intelligence ; ce sont là des malades de l'esprit et du coeur, de pauvres âmes toutes pleines de vie et de force. Je veux les écouter, car j'espère toujours que dans le chaos de leurs pensées va luire une vérité suprême. Mais, pour l'amour de Dieu, qu'on tue les sots et les médiocres, les impuissants et les crétins, qu'il y ait des lois pour nous débarrasser de ces gens qui abusent de leur aveuglement pour dire qu'il fait nuit. Il est temps que les hommes de courage et d'énergie aient leur 93 ; l'insolente royauté des médiocres a lassé le monde, les médiocres doivent être jetés en masse à la place de Grève. Je les hais.
Moi, je regrette qu'il y ait tant d'hommes d'esprit et si peu d'hommes de vérité et de libre justice. Chaque fois que je vois un garçon honnête se mettre à rire, pour le plus grand plaisir du public, je le plains, je regrette qu'il ne soit pas assez riche pour vivre sans rien faire, sans se tenir ainsi les côtes indécemment. Mais je n'ai pas de plainte pour ceux qui n'ont que des rires, n'ayant point de larmes. Je les hais.
Je hais les cuistres qui nous régentent, les pédants et les ennuyeux qui refusent la vie. Je suis pour les libres manifestations du génie humain. Je crois à une suite continue d'expressions humaines, à une galerie sans fin de tableaux vivants, et je regrette de ne pouvoir vivre toujours pour assister à l'éternelle comédie aux mille actes divers. Je ne suis qu'un curieux. Les sots qui n'osent regarder en avant regardent en arrière. Ils font le présent des règles du passé, et ils veulent que l'avenir, les oeuvres et les hommes, prennent modèle sur les temps écoulés. Les jours naîtront à leur gré, et chacun d'eux amènera une nouvelle idée, un nouvel art, une nouvelle littérature. Autant de sociétés, autant d'oeuvres diverses, et les sociétés se transformeront éternellement. Mais les impuissants ne veulent pas agrandir le cadre ; ils ont dressé la liste des oeuvres déjà produites, et ont ainsi obtenu une vérité relative dont ils font une vérité absolue. Ne créez pas, imitez. Et voilà pourquoi je hais les gens bêtement graves et les gens bêtement gais, les artistes et les critiques qui veulent sottement faire de la vérité d'hier la vérité d'aujourd'hui. Ils ne comprennent pas que nous marchons et que les paysages changent.
La haine est sainte. Elle est l'indignation des cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise