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Critique de Glaneurdelivres


« Toute une vie » est le livre d'une vie gâchée, de celle d'un homme traité en sous-homme par la dictature de son pays qui le confine dans un purgatoire dont jamais il ne ressortira.
« Je suis un prisonnier qui n'a pas quitté sa prison après l'ouverture des portes… cette longue réclusion a de toute façon détruit, déformé ma vie à tel point qu'il est devenu inutile de s'essayer, de s'efforcer à quoi que ce soit ».
« L'obscurité ne m'a pas fait taire, mais la nuit recouvre mon visage. »
Voici évoqué le désespoir d'un homme qui voit son pays crucifier sa vie.
Sur cette vie pèse comme une chape de plomb et de silence. Un silence imposé pendant cinquante ans sur un pays, une génération entière sacrifiée à l'idéal totalitaire soviétique.

« La meilleure chose que j'ai vue dans ce monde fut le ciel, la meilleure chose que j'ai entendue dans ce monde fut le silence, la meilleure chose que j'ai connue dans ce monde fut la solitude. »
Ces phrases sont celles d'un poète, celles d'un homme humilié au quotidien, d'un fils qui a perdu ses parents, tous les deux incarcérés lors des procès staliniens, pour des crimes imaginaires !
« Toute une vie » fait en cela écho à une autre vie, celle d'Arthur London, victime lui aussi des purges staliniennes, qui avait réussi à transmettre clandestinement à son épouse des petits manuscrits pendant sa détention en prison, - ce que j'avais découvert dans son livre « Aux sources de l'Aveu ».

Cet homme, dont il est question ici, c'est Jan Zabrana, dont on voit un portrait en 1re de couv. de ce livre. Il est écrivain, poète, linguiste et traducteur. Il naît en 1931 en Moravie (partie orientale de la République tchèque) dans une famille d'instituteurs. Sa mère qui était devenue députée, était favorable au maintien du gouvernement social-démocrate. Elle fut arrêtée en 1949 par la dictature communiste qui avait pris le pouvoir en février 1948. Elle est condamnée à 18 ans de prison pour « haute trahison ». En raison de l'activisme politique de ses parents, le régime communiste exclut Jan Zabrana de l'université pour « inaptitude politique à l'étude » en 1952, date à laquelle son père avait eu droit à son tour à 10 ans de prison ferme ! le Parti des travailleurs réduit alors Jan Zabrana à devenir ajusteur-mécanicien dans une usine de construction de wagons ! Enfin, il se fait traducteur du russe puis de l'anglais.
S'il a publié plusieurs recueils de poésie et romans vers la fin des années 60, il ne se résout jamais véritablement à écrire pour ne pas se compromettre, -la censure soviétique sévissant jusqu'au milieu des années 60. le simple fait de « passer » la censure invalidait toute oeuvre à ses yeux, mais il ne voulait pas non plus trouver refuge à l'Ouest, préférant demeurer à Prague. Il deviendra traducteur en 1955 : il traduira toute sa vie des ouvrages russes qu'il méprisait ! Il fera de ce travail une torture de chaque jour : « Travaille dans ce temps infâme. Dans le ciel se tient l'irréel qui répare nos vies. Va t'y poster. Travaille dans ce temps infâme ».

« Toute une vie » est son journal intime. Il peaufinera ses premières notes écrites sous le signe de la fureur et de la nausée. Il noircira plus de 3 000 pages, dans lesquelles il consignera ses impressions de 1948 à sa mort en 1984, dont seulement un tiers sera publié en 1992 en Tchéquie (le journal Lidove noviny en fera le « Livre de l'année »). Patrik Ourednik, écrivain tchèque auteur de « Europeana : Une brève histoire du XXe siècle », en a habilement sélectionné une centaine de pages couvrant la période de
« normalisation » politique, qui suivit l'intervention des troupes du pacte de Varsovie contre le Printemps de Prague, en 1968 ; des pages qui nous replongent aussi dans le traumatisme des époques précédentes, celles de l'hégémonie stalinienne et du dégel, soit un « régime de meurtre, de mensonge, de triche, d'abrutissement… Je mourrai dans l'Histoire falsifiée ».

Ce livre est un livre qu'on pourrait dire sans couleurs, comme la Tchécoslovaquie de ces tristes années-là. Jamais un rayon de soleil ou de joie n'illumine le quotidien de ce paria surveillé par de faux amis, tel cet écrivain officiel soudain désireux, après des années de silence, de connaître ses opinions sur la situation. le rideau de fer que dénonçait Winston Churchill prend ici tout son sens ! Zabrana survit dans une sorte de réduit sans air, aussi coupé de la vie que les pages d'un livre que personne ne voudrait ouvrir. Ses armes ? Une lucidité et une mémoire sans faille qui l'aident à reconnaître, dans la petite vieille qui lui fait demander s'il n'aurait pas des manuscrits à copier, l'épouse du procureur qui jeta en prison sa mère !

Jan Zabrana n'a pas son pareil pour pointer, à coup d'insultes, d'anecdotes, de réminiscences ou de vifs décryptages, les mensonges et les mesquineries de ces années-là.
Le regard qu'il porte sur sa propre condition, celle d'une conscience en captivité, impuissante et minée au jour le jour par des hordes d'hypocrites prêts à le dénoncer sous n'importe quel prétexte, est assurément des plus marquants. En tant qu'opposant radical, il enregistre avec une sorte de rage froide les méfaits d'un système qui condamne des millions de Tchèques à raser les murs !
Seule compte à ses yeux l'éradication du mensonge qui autorise depuis 1948 un groupe d'idéologues à opprimer le peuple en son nom !

Mais Zabrana offre néanmoins bien plus qu'un simple témoignage historique. Son diagnostic féroce, « notice nécrologique » d'une génération, décline aussi un style irréprochable, compact, bardé d'aphorismes, de bouts de poèmes, et de piques cinglantes contre les imbéciles lettrés, pour leurs errances idéologiques et leurs complicités par aveuglement des crimes soviétiques. Il cite sur ce dernier point Jean-Paul Sartre, et Paul Eluard : « et son âme roulée dans les excréments de la lâcheté… »
J'ai relevé par-ci, par-là quelques exemples de pointes d'un humour, ironique ou plus grinçant parfois : « En raison de travaux sur la voie de déviation, la route nationale est momentanément réouverte. » (Panneau sur la route.)
« Ce qu'est l'art, il n'y a plus que le censeur pour en avoir une idée précise. »
Et une définition de la vieillesse : « Vieillesse : maîtresse qui vous mord à plein dentier. »

Entre deux souvenirs de sa mère, brillants de sincérité et d'émotion, il dresse le bilan d'une littérature tchèque engluée dans une situation d'« apartheid » : d'un côté, les auteurs agréés par l'Union des écrivains qui vomissent livre sur livre en toute complicité avec « ceux qui ont dû interdire, liquider tous les autres pour pouvoir régner » ; de l'autre, les écrivains brisés par la censure, publiés sous forme de samizdats ou exilés à l'Ouest et qui forment pour lui une génération sacrifiée (« tous sont mes frères »). Il constate amèrement que l'écrivain doit se taire dans ce monde pour demeurer encore un homme digne de survivre et de se tenir debout.

A mon sens, la valeur de ce journal unique tient au pessimisme de l'auteur. Au-delà de la critique du « mensonge déconcertant », c'est le pathétique même de l'humanité qu'il tente d'approcher à travers ses notes et ses aphorismes, qui sont d'une acidité redoutable.
Et on ne peut imaginer témoignage plus poignant sur la médiocrité du
« socialisme réel » : la mort l'emporte sur le vivant, à chaque page de cette lente apocalypse .
Une phrase hante ce livre, comme un mauvais rêve : « Où tout cela est-il passé ? Je ne mourus pas, et pourtant nulle vie ne demeura pas. »
(Dante, « La Divine comédie »)

« Toute une vie » est un livre de résistant, sincère, âpre et passionnant !
Un journal du temps qui ne passait pas, d'une dignité violente et d'une rare hauteur de vue !
Le journal d'un homme qui ne s'est pas résigné à abandonner, qui mérite largement 5/5 !
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