Je vous avouerai que j'ai eu un peu de mal à entrer dans ce magnifique récit qu'est
Mrs Dalloway, et autant vous le dire tout de suite, j'ai eu un mal terrible à le quitter.
Pourtant il ne se passe pas grand-chose dans cette histoire, presque rien, du moins sous l'angle de l'action. C'est l'histoire d'une femme qui sort de chez elle pour aller chercher des fleurs et qui pense à la soirée qu'elle donnera le soir-même.
Le roman nous raconte cette journée... En plus, elle est mondaine...! Dit comme cela, avouez que l'histoire paraît banale, anodine, superficielle presque.
Mais c'est ailleurs que les choses sont présentes...
Mrs Dalloway, c'est Clarissa Dalloway, une femme qui entre dans sa cinquante-deuxième année ; c'est jeune n'est-ce pas ? sauf qu'on est en 1923 et que
Mrs Dalloway est une femme qui a blanchi prématurément à la suite d'une maladie. Elle est riche et mondaine, son mari est député conservateur à la Chambre des Communes. Nous sommes en juin 1923, c'est une période un peu étrange qui suit la première guerre mondiale, période autant emplie d'une joie de vivre frénétique que marquée encore par les traumatismes de la guerre, ceux qu'on voit et ceux qu'on ne voit pas. Nous la suivons sur le déploiement d'une journée à
Londres, au rythme des frémissements de la rue et des cloches de
Big Ben. Ah !
Big Ben, parlons-en... Je crois qu'il ne sonne plus actuellement, mais disons que c'est presque un personnage à part entière du roman, rythmant la déambulation de
Mrs Dalloway, ses émois pour ne pas dire ses vibrations, tel un métronome.
Car
Mrs Dalloway est un sublime roman du temps.
Au début, je me suis laissé happer par Clarissa Dalloway dans le mouvement de la ville, les klaxons des autobus, j'ai eu plaisir à déambuler avec elle, quoique les femmes mondaines... mais bon... Je me suis laissé prendre la main par sa joie, il y avait en elle une sensation de vivre. Dans cette promenade urbaine, j'ai aimé reconnaître des noms qui me disaient quelque chose : Piccadilly Circus, Regent Parc, Saint-Paul, Green Street, Bedfort Place qui m'a amené jusqu'à Russel Square... Soudain c'est le carrosse royal qui quitte Buckingham Palace. Tout près nous sommes déjà à Westminster. Dans le ciel londonien, un aéroplane s'amuse dans un vol étrange à chercher à écrire des messages parmi les nuages...
Clarissa est au coeur de ce roman, le narrateur qui nous raconte cette chronique d'une journée comme une autre, lui cède de temps en temps le pas, lui donnant la parole, sous forme de confidences, pour que nous entrions peu à peu dans sa pensée et ses sensations, par petites touches ; si
Mrs Dalloway était une peinture, ce serait une peinture impressionniste.
Je suis entré peu à peu dans le paysage intérieur de
Mrs Dalloway et c'est là que le vrai voyage a commencé...
Tandis que
Mrs Dalloway est une femme heureuse et déambule sur cette seule et unique journée, des événements se terrent à l'affût en arrière-plan : les regrets, le malheur, la guerre, la souffrance, la folie...
Et voilà que surgissent des fantômes du passé qui seront là ce soir. Un amoureux transi du passé,
Peter Walsh qui revient des Indes, se met à pleurer à gros sanglots et cette fameuse Sally Seton qui avait de l'audace quand elle était jeune, elle courait nue dans les couloirs, elle avait donné un baiser sur la bouche de Clarissa qui en était tombée aussitôt amoureuse. Car ce fut peut-être le plus beau baiser qu'elle reçut dans sa vie. À travers les yeux de Clarissa Dalloway, nous voyons la tragédie du mariage, son naufrage... Et comment ne pas être ému par le personnage de Septimus Warren Smith, emporté dans sa folie ou plutôt la folie des hommes puisqu'il n'est jamais vraiment revenu de la guerre ? J'ai toujours la gorge serrée quand je lis la description d'un personnage suicidaire imaginé par un écrivain qui a quitté la vie de la même manière...
Ainsi se mêlent le temps extérieur et le temps intérieur, - ce discours intérieur si chère à
Virginia Woolf que l'on désigne par les flux de conscience, au rythme des cloches de
Big Ben qui arrime et sépare le passé du présent, le temps intérieur des bruits de la vie extérieure.
Oui Clarissa Dalloway est heureuse, je vous l'assure, en ce jour de juin 1923, mais son âme est comme « une forêt encombrée de feuilles ». le bonheur de
Mrs Dalloway est une angoisse voilée d'élégance.
Tout remonte à la surface de ce bonheur en ce jour de juin 1923 : les ombres, les souvenirs, les regrets, la peur de vieillir, celle de mourir aussi.
J'ai aimé ce roman d'une très grande délicatesse. J'ai vu dans la manière qu'a
Virginia Woolf de nous raconter une histoire, une sensibilité à savoir capter les nuances changeantes des sentiments et à nous les restituer dans la grandeur de la vie malgré ses apparences ordinaires.
Mrs Dalloway est ce roman à la fois bienfaisant et cruel qui peut nous donner le vertige de vouloir recommencer sa vie.
Lire
Mrs Dalloway, C'est regarder le ci
el, les nuages, l'herbe et les arbres, entendre le bruit d'une fontaine, le son d'un violon, se laisser distraire par le vol étrange d'un aéroplane...
C'est ouvrir de grandes fenêtres, contempler le ciel jusqu'au vertige et entrer dans un grand jardin, celui de nos vies intérieures.
J'y ai retrouvé la douce mélancolie d'un voyage ancien à
Londres et puis une tout autre mélancolie, celle des paysages intérieurs pour lesquels
Virginia Woolf sait nous entraîner comme au bord de l'abîme.