Citations sur Disparues (11)
Je regarde les pots alignés sur l'allée, prêts à recevoir des plantes. Tout est bien rangé, propret. Pas du tout une maison d'où on aurait envie de s'enfuir. Mais qu'est-ce qu'il en sait ? Qu'est-ce qu'ils en savent, tous ?
Pendant un moment, il me donne l'impression qu'il ferait n'importe quoi pour moi. C'est comme si le fait de partager un secret nous avait déplacés dans un territoire différent, nous avait réunis sur la ligne grise qui flotte entre l'ombre et la lumière sur la lune, celle qui sépare la nuit du jour.
Le froid me donne un coup de fouet et je réussis à ne pas trébucher. J’agite l’écran éclairé du portable en criant ; cette fois, j’ai de la chance. La voiture ralentit et finit par s’arrêter ; puis une grande silhouette apparaît. Je pense instantanément aux femmes que j’ai filmées dans les rues, aux mystérieux véhicules qui s’arrêtaient à côté d’elles dans le noir, aux ombres énigmatiques à l’intérieur qui parfois voulaient leur faire du mal.
Pas loin d’ici, il y a des adolescents qui font la queue devant des boîtes de nuit, les filles ne portant pas grand-chose de plus que leur maquillage, une jupe courte, des talons et un petit haut au-dessus du nombril. Les garçons ont plus de chance avec leur tee-shirt et leur jean, mais pas beaucoup plus. Je les imagine très bien, j’ai peut-être même fait partie de leur bande, autrefois, frissonnant non pas à cause de la température, mais de l’excitation de la soirée qui s’annonçait.
J’essayai de voir les choses du bon côté. J’étais indemne. Haletante, mais vivante. Mes doigts agrippés au volant saignaient abondamment ; ma peau me brûlait à cause du froid. Il fallait que je fasse quelque chose. Je ne pouvais pas parcourir la distance à pied, mais je ne pouvais pas non plus rester éternellement assise dans ma voiture. Et l’obstacle qui m’avait envoyée dans le décor était toujours là.
Je ne dois pas m’endormir. Je le sais, c’est évident. On en connaît tous, des histoires de ce genre. Où des gens qui sont prisonniers finissent par ne plus essayer de s’enfuir. Ils cèdent à l’épuisement et ferment les yeux. Le corps lâche. Ils meurent.
Lorsqu’elle est revenue à elle, elle était incapable de communiquer son nom, son adresse, son lieu de naissance et elle affirme ignorer totalement comment elle s’est retrouvée dans cette petite ville côtière.
Elle est extrêmement angoissée, terrifiée devant les visages nouveaux, et fait preuve de réticence à parler. Les médecins n’ont repéré aucune blessure et, selon la police, rien ne suggère une piste criminelle.
Elle se voit de loin, comme si elle figurait dans un documentaire. Elle est couchée là, dans le noir, les yeux ouverts, les lèvres bleues. On la trouvera demain matin, congelée. Cela ne serait pas si mal.
Mais… non. Elle ne va pas mourir ici, pas comme ça. L’énergie lui revient, une décharge d’adrénaline, et elle se remet debout à grand-peine. Elle marche doucement, un pied après l’autre, puis recommence, encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin elle parvienne au carrefour, qu’elle examine d’un regard fiévreux. Elle tremble, même si elle n’éprouve pas de peur. Elle ne ressent rien. Elle pose son sac à dos par terre, puis tend le bras, le pouce dressé.
Je pense à mes propres béances. J'arrive à reconstituer à peu près les grandes lignes de mon histoire, mais tellement de souvenirs me semblent empruntés à un tiers, et tellement d'autres sont totalement absents. D'une certaine façon, c'est peut-être une aubaine ; en gardant quelques espaces vides, on se protège.
La voiture pivota d'un quart de tour et fit une embardée pour aller échouer dans un fossé peu profond au bord de la route. La ceinture me cisailla l'épaule et le tableau de bord avança d'un coup sec, puis mes dents s'entrechoquèrent douloureusement quand ma tête heurta le volant. Dehors, tout devint noir et, l'espace d'une seconde ou deux, j'entendis un curieux sifflement strident dans une oreille. Lorsque j'ouvris les yeux, je voyais double.