Sorti une année après Astérix en Corse, qui taquinait le top-niveau en matière de réussite, ce 21ème album de la série se devait de revenir à une aventure purement villageoise pour nos héros armoricains. Il est certainement plus difficile de maintenir l'intérêt et l'originalité dans les aventures qui se jouent à domicile, que l'on se rassure, il s'agit une fois de plus d'un excellent cru, même s'il est un peu moins bon que le précédent (peut-être plus convenu, sans grandes surprises). L'album sort en prépublication dans le Journal le Monde pour la première fois, puis est édité en album en 1974.
Cette année-là, a lieu au mois de mai le duel opposant
Valéry Giscard d'Estaing et
François Mitterrand pour l'élection présidentielle, élection anticipée car faisant suite au décès du président
Georges Pompidou le mois précédent. VGE l'emporte de justesse au second tour avec 50,81 % des voix, son adversaire attendra 1981 pour l'emporter au septennat suivant. le combat fut âpre et ce score reste à ce jour le plus serré de la 5ème République.
Goscinny et
Uderzo, fins observateurs de leur époque, bondirent sur l'occasion pour nous concocter un épisode inédit sur la prise de pouvoir dans le village. La transposition d'un sujet de société moderne à l'époque gauloise est une technique générant à coup sûr son lot d'anachronismes et de clins d'oeil les plus désopilants.
L'idée n'est pas nouvelle, la conquête du village avait déjà été organisée dans le Combat des chefs (album n°7). Aplusbégalix, un chef gaulois collaborateur instrumentalisé par les Romains avait défié Abraracourcix en combat singulier pour devenir le chef du village. L'opération avait été fomentée et pilotée par les Romains. Rien de tel ici, car Jules César veut simplement donner une bonne leçon à un vétéran tire-au-flanc et aviné qui l'a insulté, Roméomontaigus. Pour le récompenser de ses années de bons et loyaux services, César lui offre le titre de propriété (bidon) du village gaulois ! Ce titre change rapidement de main quand Roméomontaigus, pas plus intéressé que ça, l'échange contre du vin et un repas. L'aubergiste Orthopédix, nouveau « propriétaire » du village décide aussitôt de déménager et de partir avec sa famille prendre possession de sa nouvelle acquisition.
Or, Abraracourcix est actuellement dans une mauvaise passe et constate qu'une opposition se crée dans le village et remet en cause son statut de chef. C'est une opportunité pour Orthopédix, qui n'a peut-être pas tout perdu, mais devra se mesurer avec Abraracourcix au cours d'une campagne électorale pour devenir le prochain chef.
Plusieurs points d'intérêt sont à relever : l'analyse toujours très fine des comportements humains, dont les excès sont exacerbés en période de crise ; la sympathie qui se noue entre les deux prétendants au poste de chef de village, Abraracourcix et Orthopédix, qui sont supposés être des adversaires, mais qui identifient très vite un point commun qui les rapproche : l'existence d'un beau-frère lutécien imbuvable (page 15) ; les relations à l'inverse glaciales entre Bonemine et la femme d'Orthopédix, Angine, faisant apparaître des stalactites de glace sous les phylactères de leur échange de politesse (page 18) ; la versatilité des habitants du village, qui n'hésitent pas à abandonner leur chef emblématique, dont : l'un des porteurs d'Abraracourcix, Assurancetourix, Ordralfabétix et même Obélix, qui tous pour des raisons futiles, viennent grossir les rangs de l'opposition (page 27).
Le capital sympathie que l'on pouvait avoir jusqu'à présent pour Agecanonix est sacrifié dans cet album sur l'autel de l'orthodoxie électorale. Ce personnage haut en couleur apparu six ans plus tôt dans Astérix aux jeux Olympiques dans le rôle d'un vieillard libidineux ayant par la suite épousé la plus belle femme du village, représente ici à lui seul l'extrême droite xénophobe et raciste. le parti de
Jean-Marie le Pen obtient en 1974 le score dérisoire de 0,75 % des suffrages exprimés. de fait, Agecanonix, qui annonce son combat contre les étrangers, ne parvient jamais à trouver son public (page 29). Il finit par abandonner la lutte, se retrouvant seul et incompris (page 47).
Fidèles à leur habitude, les auteurs disséminent des caricatures de personnages célèbres dans l'album. Orthopédix a les traits de l'acteur André Alerme. Sa femme, Angine, prend logiquement les traits de Françoise Rosay, l'actrice partenaire d'André Alerme dans le film Pension Mimosas de
Jacques Feyder, où le couple joue les rôles des tenanciers de la pension (la page Wikipédia de l'album a été complétée par mes soins pour enregistrer cette information). Leur fille Coriza, dite Zaza, serait plutôt inspirée de la fille d'
Uderzo.
Pierre Tchernia, grand ami des auteurs, apparaît en légionnaire page 6 et page 8, nous le retrouverons à nouveau dans les prochains albums.
Une évocation des us et coutumes du service militaire obligatoire, suspendu depuis 1997, apparaît dans l'album. Il s'agit en l'occurrence d'une allusion au Percent ou Père 100 (page 6, transposé en Père MMMMMMD fêtant les 6.500 jours de service restant à faire). Ce jeu de mot va rejoindre les jeux de mots incompris des jeunes générations de lecteurs comme le nom du légionnaire Cédupeuojus dans Astérix légionnaire (album n°10), et dans Les Lauriers de César (album n°18), le graffiti sur un mur d'une cellule où sont enfermés Astérix et Obélix qui indique : « C'est du CXVII au jus », ce qui signifie qu'il reste encore 117 jours à faire (dans le contexte : 117 jours de prison ou de service militaire).
Obélix, avec un coeur d'artichaut gros comme ça et toujours aussi fleur bleue, est cette fois sur le point de tomber amoureux de Zaza, après s'être épris de Falbala (album n°10 : Astérix Légionnaire) ou de Mme Agecanonix (album n°19 : le Devin). Cependant, Obélix est ici victime d'une machination fomentée par Angine, la mère de Coriza, qui cherche à le rallier à la cause de son mari Orthopédix (page 23).
Dans une scène très rare où Astérix fait usage de son épée, plutôt que de ses poings, l'évocation d'une célèbre réplique de Cyrano de Bergerac intégrée à une scène rappelant le Zorro de
Walt Disney prend toute sa saveur (page 31). Bien entendu, pour Coriza, ce sera un « Z comme Zaza » qu'Astérix trace sur le ventripotent Roméomontaigus. Bien entendu, l'admiration de Zaza pour Astérix n'aura pas l'heur de plaire à Obélix (page 35).
Après de nombreuses disputes et péripéties qu'il est inutile d'énumérer ici, tous se réconcilient autour du traditionnel banquet. Abraracourcix et Orthopédix se congratulent et Orthopédix décide finalement de rentrer à Lutèce, Bonemine et Angine se retrouvent comme deux vieilles copines, Astérix et Obélix « se réconcilient » à coups de coude énergiques qui font voler Astérix dans les airs, Coriza semble nouer une idylle avec Assurancetourix qui n'est pour une fois ni ligoté ni bâillonné. Mais il y a mieux : toutes les femmes importantes du village, dont on distingue les silhouettes à contrejour devant les flammes du banquet, participent pour la première fois à ce rendez-vous final. Il aura donc fallu attendre 21 albums pour mettre fin à cette discrimination récurrente, pourtant jamais signalée !
Sur la même image, la pancarte électorale d'Agecanonix se retrouve cassée et abandonnée sous un arbre, elle semble moquée par les petits animaux de la forêt (toujours les mêmes, des lapins, des hiboux…) ; on comprendra plus tard le symbolisme qui se cache derrière ces petits animaux désormais récurrents.