Le centre de gravité du Tao est le livre fondateur le «
Tao Te King », le Livre de la Voie et de la Vertu.
Un peu comme pour
Homère, cette oeuvre appelle des interrogations à l'infini et insolubles.
Lao Tseu a t-il existé ? Qui a écrit le Tao ? S'agit-il d'une polyphonie de compilation de
textes de sagesse ? L'ouvrage aurait été écrit au VIème siécle avant JC. Evidemment, il y a longtemps qu'il n'existe plus de version originale, oeuvre copiée, recopiée, enrichie (?) au fil des siècles.
Quoiqu'il en soit, le
Tao Te King appartient au patrimoine universel de la sagesse même s'il est très intimement lié au terroir de la Chine. Au cas présent, il s'agit de la version traduite et commentée par
Marcel Conche, un philosophe décloisonné, en ce sens que son travail encyclopédique ne se limite pas aux philosophes à système, canonisés par et pour l'enseignement académique.
Le Tao relève de l'invisible, du « Sans nom » (I, XXV, XXXII). Pour le Tao, ce qui importe c'est d'abord le souffle extérieur (« Qi »), le non dit, l'invisible.
Et ainsi que le souligne
Marcel Conche « On ne voit pas l'invisible, cependant l'invisible est actif et efficace, puisque sans l'invisible, le visible ne serait pas ce qu'il parait manifestement être (…) » (p.91)
Il peut sembler chimérique d'essayer de l'appréhender a minima. Mais cette appréhension doit passer par une intuition qui s'apparente à une révélation.
Ainsi, dans son introduction
Marcel Conche avertit : « Pour comprendre
Lao Tseu parlant du Tao, il faut déjà être dans une sorte de communion avec le Tao, de conformité avec au Tao. On comprend
Lao Tseu si, d'une certaine manière, quelque chose en nous l'a déjà compris » (p. 13).
Malgré cette introduction quelque peu déconcertante pour un lecteur occidental, un examen attentif met en lumière plusieurs passerelles conceptuelles étonnantes, avec des univers beaucoup plus familiers.
En premier lieu, la Voie correspond au « panta rhei »..., tout s'écoule, énoncé dans la pensée d'
Héraclite. le Tao, la Voie n'est qu'une métaphore, il ne s'agit pas d'un chemin reliant deux points mais une Voie, infinie comme l'écoulement de l'eau du fleuve. Pour le philosophe d'Ephèse le principe vital c'est le feu mais son fragment célébrissime « on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve » offre un écho pénétrant. Un jeu de miroirs encore plus saisissant s'active avec l'union des contraires, le yin et le yang. Ainsi que le souligne
Marcel Conche, pour
Lao Tseu comme pour
Héraclite, les opposés sont des contraires qui se fertilisent, non des contradictions.
« Le Dao engendre Un
Un engendre Deux
Deux engendre Trois
Trois engendre tous les êtres
Tout être porte sur son dos l'obscurité
et serre dans ses bras la lumière
le souffle indifférencié constitue son harmonie. » (XVII)
Mouvement vertical donc, l'axe sur lequel se projeter, le yin (« obscurité ») qui en mouvement descendant a créé la Terre et le yang (« lumière ») en ascendant est à l'origine du Ciel. Mais cet axe ne doit pas être perçu comme une colonne dorique statufiée dans le marbre, l'énergie circule, un mouvement binaire, un cycle, une succession d'états jamais définitifs.
En deuxième lieu, difficile aussi de ne pas penser à
Epicure quand le
Tao Te King énonce « Celui riche et honoré, qui se fait arrogant, prépare sa ruine » (IX) ou « Une salle remplie d'or et de jade, personne ne peut la garder. La recherche des biens difficiles à obtenir entraîne l'homme à se nuire. » (XII). le sage, se place en bas (XXII), « Sur la pointe des pieds on perd son équilibre .» (XXIV), mais comme l'eau il érode le dur apparent.
Troisièmement, le rapprochement le plus « naturel » est celui qui peut être opéré avec le stoïcisme. L'école athénienne du portique, prolongée par le stoïcisme romain « impérial » considère qu'il existe un ordre cosmique, parfait. L'homme qui ne constitue qu'un minuscule élément de cet ordre doit se conformer à celui-ci et il y a trouvera son bonheur, loin de l'agitation et des excès.
Et on est surpris que
Marcel Conche n'ait pas triangulé avec
Marc Aurèle,
Héraclite et
Lao Tseu !
« Les choses tendent, les unes, à devenir, les autres, à être devenues ; de ce qui devient, quelque chose a déjà disparu ; des écoulements, des altérations rajeunissent sans cesse le monde, de même que le mouvement incessant du temps produit, toujours neuve, à durée infinie.
Dans ce fleuve, comment donner une valeur à ces objets fuyants, puisqu'on ne peut s'arrêter à aucun d'eux. » (Marc Aurèle Pensées VI-Les Stoïciens Ed La Pleiade p. 1 181)
Enfin, une connexion peut être aussi établie avec
Montaigne.
Ainsi, comme le souligne
André Comte Sponville dans son « Dictionnaire amoureux de
Montaigne » ce dernier est un « maitre zen en Occident » (p.60), « le plus chinois des penseurs occidentaux » (p.108).
Sur que nos sages antiques auraient opiné fraternellement au propos de
Montaigne « Le monde n'est qu'une branloire perenne. Toutes les choses y branlent sans cesse, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte ; et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peins pas l'estre, je peins le passage : non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. » (Les Essais III. 2. ed La Pleiade p.844 et 845)
ACS évoque plutôt des passerelles avec le bouddhisme mais
la philosophie des Essais est complètement soluble dans le principe du non agir (« wu wei »), principe essentiel du Tao, principe fort dérangeant pour la pensée occidentale...
L'univers du Tao, est à l'opposé de cette pensée dite rationnelle.
Cogito ergo sum...je pense donc je suis...tout un monde construit sur l'egologie, le moi tout puissant qui maîtrise...Tout le contraire avec le Tao….
Le non agir n'est pas l'inaction ou une forme de procrastination.
« C'est pourquoi
Le Sage pratique le non agir » (II) le non agir s'impose du fait de l'union des contraires. Lui-même agit sans agir » (III).
Il faut agir en harmonie avec la Voie « Celui qui va selon la Voie, son chemin ne fait qu'un avec la Voie » (XXIII). le respect de cet ordre naturel « Pour gouverner les hommes et servir le Ciel, rien de mieux que la modération » (LIX) et « On gouverne un grand Etat comme on fait frire de petits poissons » (LX).
Même sans pouvoir se retirer et méditer comme
Montaigne dans sa tour bibliothèque ou Thoreau dans sa cabane au bord du lac, le
Tao Te King, offre au lecteur un pare feu spirituel contre la fureur, l'agitation ambiantes si souvent stériles.
Par conséquent un livre infiniment précieux et une mise en perspective de
Marcel Conche très inspirante