Je n'ai jamais jusqu'à présent été très attiré par les histoires de vampires. J'ai l'impression qu'elles se ressemblent toutes, manquent de mordant, qu'elles sont capables de me laisser de marbre, car je l'ai considère toutes imaginées et écrites selon le même procédé narratif ou bien alors elles me font rire par les situations ridicules qu'elles peuvent convoquer. J'ai peut-être la dent dure... Mais en vérité, je vous avoue humblement que je fondais mon avis uniquement sur de simples représentations. J'ai longtemps pensé cela, cependant que je n'avais jamais encore lu aucune, jamais jusqu'à ce fameux soir-là...
Aussi, il fallait bien que je me décide, un beau jour ou peut-être une nuit, à me faire la dent sur l'une d'entre elles et ainsi peut-être changer d'opinion. Laquelle ? Une histoire originale, qui sort de l'ordinaire si je peux dire les choses comme cela, une histoire issue de la littérature classique russe tant qu'à faire, une histoire où les personnages principaux, hormis le narrateur, sont issus d'une seule et même famille. Famille nombreuse, famille heureuse !
Voici un récit qui mérite le détour. Je me suis donc réfugié dans ma chambre, j'ai verrouillé porte et fenêtre, je me suis enfoncé dans mon pieu, - pardon pour cette familiarité. J'ai dévoré ce récit à belles dents et je viens ce soir vous en parler... Approchez un peu, chers amis, pas trop près quand même, on ne sait jamais, si vous voyez ce que je veux dire...
Alors, ouvrez grands les sarcophages, préparez les crucifix et les gousses d'ail, je vous emmène à la rencontre de
la Famille du Vourdalak, un récit écrit en français par un certain Tolstoï aux alentours de 1840 et publié à titre posthume en 1884 dans une traduction russe. Je vois déjà le sang de certains amateurs du grand maître russe ne faire qu'un tour. Mais de quoi nous parle-t-il, celui-là ?! Rangez vos yatagans dans leurs fourreaux chers précieux, approchez plus près que je vous dise qu'il ne s'agit d'autre qu'Alexeï Konstantinovitch Tolstoï, cousin lointain du célèbre auteur d'Anna Karénine, héroïne littéraire entrée à jamais dans l'éternité et qui cependant m'attend désespérément sur mon île déserte...
Tiens, à propos d'Anna Karénine, je me souviens brusquement de l'incipit de ce roman qui dit : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. » J'ai adoré cette phrase qui résonne si fortement comme un écho dans ma lecture de ce récit.
L'originalité de ce texte d'une trentaine de pages ne tient pas dans son thème, celui du vampire. C'est davantage le contexte et la manière qui font la force du récit.
La Famille du Vourdalak a le charme des récits qui s'enchâssent l'un à l'autre.
« L'année 1815 avait réuni à Vienne tout ce qu'il y avait de plus distingué en fait d'éruditions européennes, d'esprits de société brillants et de hautes capacités diplomatiques. Cependant, le Congrès était terminé.
Les émigrés royalistes se préparaient à rentrer définitivement dans leurs châteaux, les guerriers russes à revoir leurs foyers abandonnés et quelques Polonais mécontents à porter à Cracovie leur amour de la liberté pour l'y abriter sous la triple et douteuse indépendance que leur avaient ménagée le prince de Metternich, le prince de Hardenberg et le comte de Nesselrode.
Semblable à la fin d'un bal animé, la réunion, naguère si bruyante, s'était réduite à un petit nombre de personnes disposées au plaisir, qui, fascinées par les charmes des dames autrichiennes, tardaient à plier bagage et différaient leur départ. »
L'incipit pose merveilleusement le décor, celui d'un groupe d'intellectuels, de diplomates venant de plusieurs pays d'Europe, qui se connaissent, aiment à se retrouver plus tard en comité plus restreint dans le château d'une princesse douairière, ils se racontent alors des contes, cherchant à jouer autant sur la finesse d'esprit que sur l'étonnement. C'est alors que le marquis d'Urfé, - vieil émigré que tout le monde aime à cause de sa gaieté juvénile et de la manière dont il parle de ses anciennes conquêtes féminines, s'indigne un peu que tous ces contes manquent un peu d'authenticité, alors que lui, pour le coup, a quelque chose de vrai sous la main...
Et c'est là que s'enchâsse le second récit, le sien, le vieux marquis devenant narrateur à son tour, pour mon plus grand plaisir...
Il raconte alors qu'au cours d'un voyage en Europe de l'Est, il y a très longtemps, il s'était arrêté dans un petit village de Serbie afin de passer la nuit dans une auberge. Là, il découvre une famille en pleine déréliction, rongée d'angoisse dans l'attente du retour du père, Gorcha, parti chasser des brigands turcs. Un père qui, avant d'entamer son périple, avait lancé un terrible avertissement à sa famille :
« – Enfants, avait-il dit à ses deux fils, l'un Georges, l'autre Pierre, je m'en vais de ce pas dans les montagnes me joindre aux braves qui donnent la chasse à ce chien d'Alibek (c'était le nom d'un brigand turc qui, depuis quelque temps, dévastait le pays). Attendez-moi pendant dix jours, et, si je ne reviens pas le dixième, faites-moi dire une messe de mort, car alors je serai tué. Mais, avait ajouté le vieux Gorcha, en prenant son air le plus sérieux, si (ce dont Dieu vous garde) je revenais après les dix jours révolus, pour votre salut ne me laissez point entrer. Je vous ordonne dans ce cas d'oublier que j'étais votre père et de me percer d'un pieu de tremble, quoi que je puisse dire ou faire, car alors je ne serais qu'un maudit vourdalak qui viendrait sucer votre sang. »
Et dix jours plus tard...
Vous imaginez bien entendu que les dix jours sont passés, et alors que l'heure exacte du départ de Gorcha dix jours plus tôt vient tout juste de sonner, le voilà soudain qui surgit du crépuscule. Alors, l'échéance fatidique est-elle réellement franchie ? À ce moment-là l'esprit de notre narrateur est très peu préoccupé par cette question, en séducteur accompli, il n'a pas trouvé mieux que de jeter son dévolu sur la belle Sdenka, la fille de Gorcha...
« Nous en étions là quand j'entendis l'horloge du couvent sonner lentement huit heures. A peine le premier coup avait-il retenti à nos oreilles que nous vîmes une forme humaine se détacher du bois et s'avancer vers nous. »
Alors les nuits lugubres et angoissantes vont succéder aux aubes blafardes qui ne semblent jamais pouvoir laisser place à la lumière.
Le récit devient alors oppressant.
Le vampire de
la Famille du Vourdalak n'est pas un aristocrate séducteur, romantique, élégant et ténébreux, demeurant dans un château noyé dans le brouillard, mais il est ici un paysan serbe, désagréable et brusque, un vieillard qui doit s'aider d'un bâton pour marcher. Et il ne s'attaque pas à de jeunes vierges promises au mariage, mais bien à sa propre famille, à ses propres enfants. C'est le charme et l'originalité de ce récit. C'est son horreur surtout.
« Il est à propos de vous dire, mesdames, que les vourdalaks, ou vampires des peuples slaves, ne sont, dans l'opinion du pays, autre chose que des corps morts sortis de leurs tombeaux pour sucer le sang des vivants. Jusque-là leurs habitudes sont celles de tous les vampires, mais ils en ont une autre qui ne les rend que plus redoutables. Les vourdalaks, mesdames, sucent de préférence le sang de leurs parents les plus proches et de leurs amis les plus intimes qui, une fois morts, deviennent vampires à leur tour, de sorte qu'on prétend avoir vu en Bosnie et en Hongrie des villages entiers transformés en vourdalaks. »
Nous sommes ici loin des clichés du vampire romantique et des sensations qui en découlent.
L'auteur, - je n'ose plus prononcer son nom, situe son intrigue et ses personnages dans un paysage certes sinistre mais totalement réaliste, ancré dans une contrée rurale qui prend forme sous les mots que je découvre.
Dans ce récit, le vampire sent la terre et le froid, la glaise, la glèbe, la terre qui bat dans les tempes, le soleil aussi et cette terreur paysanne que ce texte inspire est d'autant plus efficace qu'elle devient brusquement crédible, grâce à l'immersion du texte qui nous plonge dans cette réalité concrète et insolite.
Le final s'achève dans une cavalcade épique et furieuse totalement échevelée.
Oui chers amis, j'ai aimé ce récit pour tout cela.
Mon sang bouillant d'impatience, je me dépêche par ce billet rédigé à la hâte, de vous convaincre de découvrir cette perle vampirique qui m'a emporté pour ne pas dire aspiré.
Je n'enfoncerai pas plus loin le clou...