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Critique de JustAWord


Romancière multi-primée, la canadienne Miriam Toews revient aux éditions Buchet Chastel avec une oeuvre très particulière qui mêle fiction et fait divers sur fond de féminisme et de communauté religieuse.
Après Jamais je ne t'oublierai et Pauvres Petits Chagrins, Miriam Toews nous emmène dans une communauté mennonite de Bolivie du nom de Molotschna où le Diable (ou Dieu, selon les sources) vient punir les filles et femmes du village durant la nuit pour leurs péchés inavoués.
Inspiré des véritables événements qui se sont déroulé à la colonie de Manitoba entre 2005 et 2009, Ce qu'elle disent imagine la réaction de ces femmes lorsqu'elles apprennent la vérité : ce sont en réalité huit hommes de la communauté qui ont violé durant des années des femmes et des fillettes en les anesthésiant grâce à des barbituriques destinés aux animaux.
Écrit en réaction à ce fait divers atroce, le roman de Miriam Toews centre son action sur deux jours de conciliabules rédigés sous forme de procès-verbal par August Epp, un homme récemment retourné à la colonie après son exil des années durant suite à la mort de ses parents.

Mennonites aujourd'hui
Avant de commencer à vous parler de Ce qu'elles disent, expliquons d'abord que l'action prend place dans une communauté mennonite, l'un des courants anabaptistes issus du schisme d'avec le catholicisme datant de 1536. Souvent confondus avec les amish, les mennonites refusent le baptême des enfants (y préférant le baptême des croyants en âge de décider), l'usage des armes et donc toute participation à des actes violents et pour certains l'usage de technologie et des progrès techniques en général (comme c'est le cas de la colonie de Molotschna présentée dans le roman).
Du fait, les femmes de Molotschna n'ont pas le droit d'écrire ou de lire et doivent une obéissance totale à leur mari, celui-ci représentant l'autorité de Dieu sur Terre. Ceci permet de comprendre l'astuce narrative employée par Miriam Toews, à savoir la rédaction par August Epp d'un procès verbal pour restituer la parole de ces femmes analphabètes et écrasées par une autorité patriarcale absolue.
Cela permet aussi autre chose à l'autrice canadienne, à savoir apporter un regard extérieur d'une figure masculine (mais non virile selon le standard de Molotschna, August possédant une sensibilité et des compétences qui le rapprochent plus dans l'esprit des participantes de l'assemblée à une personnalité féminine) et qui a connu le monde moderne extérieur (et donc l'énorme gouffre qui sépare ces deux univers).
Une fois ces faits établis, intéressons-nous maintenant au récit en lui-même.

Interrogations féminines
Ce qu'elles disent se scinde donc en deux parties principales (sans considérer quelques interludes) où August Epp, notre narrateur rapporte le déroulé des deux journées de discussions de huit femmes (par opposition aux huit hommes coupables de sévices et emmenés au poste de police). Dans ce récit, les hommes prennent une place théorique, et non physique, si l'on excepte quelques interventions d'August Epp soit par quelques questions/réflexions (sollicitées ou impulsives) auprès des femmes, soit par le biais de préoccupations personnelles adressées au lecteur lui-même.
Ce qu'elles disent est un roman de femmes qui parlent de la condition féminine…mais aussi de religion et de foi.
De façon fort surprenante, et malgré les faits atroces qui ont réuni ces femmes, les viols et autres sévices ne seront que rarement rapportés. Quand ils le sont, Miriam Toews n'épargne rien au lecteur et tranche dans le vif pour mieux se concentrer sur le but premier de son récit : rendre la parole (et donc le pouvoir) à des femmes qui ont été dépouillées de tous leurs droits.
Ainsi, Ce qu'elles disent posent des questions qui, dans un premier temps, peuvent sembler absurdes : les femmes sont-elles des animaux ? Ont-elles le droit de décider/parler par elles-mêmes ? Des interrogations qui semblent incroyables à notre époque mais qui trouvent logiquement leur place au sein d'une communauté rétrograde comme celle de Molotschna. de façon très intelligente pourtant, Miriam Toews parvient à rendre ses questions vraiment actuelles puisqu'elle compare, entre les lignes, les comportements des hommes dans la société moderne (et les récentes affaires dévoilées par le phénomène MeToo) à ceux d'une poignée d'hommes vivants avec des préceptes moraux plus que douteux. Finalement, que l'on viole une femme mennonite ou une femme dans la société occidentale actuelle, n'est-ce pas l'assimiler inconsciemment à un animal ?

Partir ou se battre
Bien vite pourtant, les discussions, fortes en métaphores et paraboles, s'orientent vers la vie de ses femmes et leur avis sur la question centrale et raison de ce conciliabule : face aux atrocités commises, faut-il rester et se battre ou partir et fonder une nouvelle communauté ? En posant ce choix central (et après avoir rapidement évincé la possibilité de ne rien faire), Miriam Toews nous invite à réfléchir sur les choix qui s'offrent aux femmes devant les injustices dont elles sont victimes. Plus fort encore, elle s'interroge sur la possibilité de corriger l'homme dans la société actuelle ou la nécessité de repartir de zéro en évinçant les tyrans d'hier pour éduquer les enfants de demain au respect de la femme. La grande force du roman, c'est de ne jamais faire croire au lecteur que l'homme est mauvais par essence ou qu'il faille établir une sorte de domination féminine en miroir de celle établie par les hommes par le passé. La solution ici passe par le pacifisme (même s'il est très difficile et que Salomé adhère à une solution bien plus radicale que l'on ne peut que comprendre) et par la discussion, l'échange des idées, l'écoute de l'autre. Mine de rien, Toews incarne différents courants de pensée féministes et les confrontent sans compromis et…sans exclure l'homme du débat mais en lui rappelant le respect et la primo-importance de la parole féminine sur la sienne lorsque l'on en vient à un sujet qui concerne la femme.

Vivre avec Dieu
Au milieu de ce féminisme pluriel et passionnant, l'autrice canadienne place quelques réflexions intéressantes sur la religion et la construction Biblique qui s'articule finalement…sur des hommes…et qui se transmet par la parole masculine. Dès lors, la place de la femme peut-elle être autrement que secondaire par rapport à l'homme ? Loin de condamner le mennonitisme, Miriam Toews explique avec malice que la religion, c'est ce que l'être humain en fait. Que si d'un côté certains s'en servent pour asservir, d'autres retiennent le message de pacifisme total et le respect de son prochain.
Le coupable, là-dedans, ce n'est pas la spiritualité et les principes de la foi mais bien les origines de cette foi et le sexe de ceux qui la colportent.
En filigrane, on trouve aussi une histoire d'amour taciturne et pudique entre Ona et August, belle et simple qui ne domine personne et qui permet, au moins l'espace de quelques pages, de rêver à un monde meilleur. Miriam Toews, elle-même d'ascendance mennonite, explique la beauté du monde par un acte inutile, la rédaction d'un procès-verbal, qui finit pourtant par offrir un trésor inespéré au lecteur : la liberté et l'amour.

Témoignage imaginaire et sincère, porteur d'un message d'espoir et de liberté où les femmes existent et reprennent la parole, Ce qu'elles disent entre en résonance avec notre époque et explique, avec une intelligence de tous les instants, que la violence ne résout rien, que la vengeance ne profite à personne et que le changement viendra de l'éducation de nos enfants.
Magnifique, brillant et poignant.
Lien : https://justaword.fr/ce-quel..
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